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Obscurité (9)

Publié le 27 février 2010 par Feuilly

Cette ancienne écurie, qui manifestement servait maintenant de débarras, était, comme la maison, appuyée à la colline, dans laquelle elle s’encastrait. Elle devait mesurer plus ou moins quatre mètres en façade et peut-être trois en largeur, ce qui fait qu’on pouvait raisonnablement estimer sa profondeur intérieure à quatre ou cinq mètres au maximum. Or, ce que s’offrait maintenant à la vue de nos héros, c’était une pièce immense, d’au moins vingt-cinq mètres et dont ils apercevaient à peine le fond, plongé dans une demi-pénombre. Manifestement, le rocher avait été taillé à la pioche, si on en jugeait par sa découpe irrégulière et ses nombreuses imperfections. Le sol, taillé lui aussi directement dans le roc, semblait humide et glissant, aussi, avant de s’aventurer plus avant, il fallait d’abord aller chercher la torche électrique dans la voiture. Pauline se proposa aussitôt pour cette mission, qu’elle trouvait probablement moins dangereuse que l’attente dans cet endroit aussi étrange qu’insolite.

Pendant qu’elle était partie, la mère s’approcha de l’enfant et le prit dans ses bras, signe d’affection assez rare qui traduisait à la fois son propre désarroi et l’admiration qu’elle éprouvait pour ce fils si tenace et si courageux. Elle ne dit rien, mais, comme elle l’avait fait tout à l’heure avec sa fille, elle lui passa une main dans les cheveux, ce qui voulait dire qu’elle le remerciait d’être là et qu’avec lui elle se sentait rassurée. Il est clair que si elle avait été seule en découvrant la maison abandonnée, elle serait remontée aussitôt en voiture et serait repartie dans la nuit noire, ravalant ses larmes et sa déception. Il avait fallu l’intrépidité de son garçon pour qu’elle se fasse à l’idée de rester et de dormir ici. Maintenant, il y avait peu de chance que cette espèce de cave ou de souterrain fût plus confortable que la voiture car il y faisait froid. Mais peu importe. Intriguée, elle se prêtait au jeu de la découverte et mourait d’envie d’explorer les lieux. Elle ne comprenait pas comment, autrefois, elle avait pu vivre là-haut dans la maison sans avoir jamais remarqué l’existence de cette étrange écurie. Il lui venait une curiosité de petite fille et, pendant un instant, elle eut l’impression de revivre sa propre enfance, quand elle lisait les aventures du « Club des sept ». Elle en oubliait ses soucis du moment, le mari violent, la fuite en voiture, la précarité de sa situation… Elle avait de nouveau onze ou douze ans et cela lui faisait le plus grand bien !

Mais déjà Pauline revenait avec la torche électrique et ils se mirent à explorer cette curieuse caverne. Elle servait manifestement de débarras et ils retrouvèrent là tout ce que l’activité de la ferme durant les cinquante dernières années avait pu laisser comme vestiges. Au mur, pendaient des faux et des faucilles rouillées, témoins de l’époque où la fenaison se faisait encore à la main. Il y avait des fléaux, aussi, qui avaient servi à battre les épis de blé. Dans un coin, une grande cuve de bois éventrée avait dû être, dans des temps meilleurs, un pressoir pour le raisin. D’ailleurs quelques gros tonneaux ventrus et cerclés de fer prouvaient une ancienne pratique vinicole. De vieux harnais pour les chevaux de labour traînaient à terre, tout poussiéreux et, plus loin, une charrue au soc tranchant avait été laissée à l’abandon. Il y avait aussi des machines agricoles étranges dont ils n’auraient pu dire avec certitude à quoi elles avaient servi. Tout cela formait un amas informe de ferrailles rouillées, d’où dépassaient des tiges pointues, des herses, des espèces de râteaux métalliques ou encore des rouleaux de pierre destinés sans doute à tasser le sol avant les semis. Un peu plus loin, sur des étagères à l’équilibre fort improbable il découvrirent ce qu’on aurait pu appeler la partie féminine de la cave, car il n’y avait que des ustensiles domestiques. Des bocaux pour les conserves, un vieux moulin à café manuel, des piles d’assiettes empilées à la diable et qui semblaient toutes ébréchées, des cruches en grès fissurées, des bassines de faïence cerclées d’un liseré bleu aristocratique, mais tellement cabossées qu’elles semblaient devenues inutilisables.

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Et puis, au-delà de tout ce capharnaüm, il n’y avait plus rien, c’était le vide absolu. La pièce, sur une longueur de vingt mètres environ, offrait la simple nudité de son roc, comme si l’homme, avec son amas de détritus, n’avait osé pénétrer plus avant sous la terre. Ici, le monde minéral régnait en maître et on devinait aussitôt la présence de la montagne au-dessus de soi, avec les millions de tonnes de sa masse granitique. Ils s’avancèrent prudemment et même avec respect, comme s’ils avaient parcouru la nef d’une cathédrale. Leurs pas résonnaient contre les parois, toutes suintantes d’humidité, et ils se demandaient bien où ils se trouvaient. Prudemment, Pauline projeta le faisceau de sa torche dans toutes les directions, afin de ne perdre aucun détail. Elle aurait découvert des dessins d’aurochs ou de bisons, comme dans la grotte de Lascaux, dont on lui avait parlé à l’école, qu’elle n’aurait pas été étonnée outre mesure. Mais non, il n’y avait rien de semblable. Par contre, dans le rocher, on avait creusé une bonne centaine de petites niches. Longues d’un bon mètre chacune, hautes d’environ trente centimètres, avec un arc en plein cintre pour résister à la pression de la colline, elles s’alignaient les unes à côté des autres jusqu’au bout de la cave et cela sur une hauteur de six rangs. La plus basse était à ras du sol et la plus haute se perdait dans la voûte du plafond. L’enfant fit un rapide calcul, comptant d’abord les niches du côté droit puis celles du côté gauche et il arriva au chiffre impressionnant de cent vingt-six cavités. A quoi tout cela pouvait-il bien servir ?

« C’est pour mettre des urnes funéraires ? » demanda-t-il angoissé. « On est dans un cimetière sous la terre, comme du temps des premiers chrétiens ? » « Tu penses à des catacombes ? Je ne crois pas, non », répondit la mère, « c’est bien plus simple que cela. Nous sommes dans une ancienne ferme, ne l’oublie pas. » « Je sais, moi! Ce sont des mangeoires pour les vaches ! », annonça Pauline toute fière. « Mais non, voyons, pourquoi y aurait-il six niches les unes au-dessus des autres, alors ? Les pauvres bêtes…Ceci dit, indirectement, cela a à voir avec les vaches, tu as raison. Allez, réfléchissez. Pourquoi élève-t-on des vaches ? » « Pour les manger », répondit aussitôt la petite, qui commençait sans doute à avoir faim. « Oui, bien sûr, mais pourquoi aussi ? » « Pour boire leur lait » « Ben voilà, on a presque trouvé. Et qu’est-ce qu’on peut faire avec le lait, si on ne le boit pas ? » « Du fromage ! » crièrent les enfants en chœur. «Exactement, du fromage. Ces niches servaient à déposer les fromages qui devaient mûrir un certain temps avant de pouvoir être mangés. Et pour cela, il fallait un lieu humide, toujours à la même température été comme hiver, d’où probablement l’idée des anciens fermiers de creuser cette pièce sous la colline. »

Tout en parlant, ils continuèrent à avancer jusqu’au bout de la cave. Quel travail, quand même ! Cela avait dû prendre des années et des années, sans aucun doute. Et tout cela à la main, avec de simples pioches ! Et rien que pour du fromage ! Ils en restaient admiratifs tous les trois, sentant intuitivement qu’ils étaient là en présence d’un savoir-faire qui remontait à l’aube des temps, à l’époque des Gaulois sans doute ou peut-être même bien avant encore. Depuis que l’homme préhistorique avait quitté ses grottes et abandonné la chasse pour élever du bétail, il avait fait du fromage et cette technique ancestrale, que l’on s’était transmise de génération en génération depuis au moins quatre mille ans, ils en avaient l’aboutissement sous les yeux. Finalement, même s’il n’y avait pas d’animaux sauvages dessinés sur les parois, comme à Lascaux, le poids de l’Histoire était la quand même, dans cette cave qui, certes, ne devait pas remonter à plus d’un siècle ou deux, mais qui était comme la synthèse de tout ce qui avait précédé. La synthèse et le terme aussi, car les fromages on ne les produisait plus ici, mais dans des usines industrielles, du côté de Clermont-Ferrand ou de Brive-la-Gaillarde et on les retrouvait sous plastique dans les hypermarchés de Paris ou d’ailleurs. Le monde avait changé, une page était tournée.

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