Ali Amar : «Le Journal» est né en 1997, deux ans avant l’intronisation de Mohammed VI. À cause de la fin de la guerre froide, de la crise économique du Maroc et d’une contestation politique et sociale plus généralisée, Hassan II devait desserrer l’étau despotique de son pouvoir et entamer des réformes. Pour sauver sa dynastie et préserver le Maroc de l’anarchie, il devait accepter la participation de l’opposition au premier gouvernement marocain d’alternance. C’est dans ce contexte que la prise de parole de la société civile appelant à un nouveau pacte social avec la monarchie a pu être plus audible que par le passé, sans attirer une répression aveugle sur les contradicteurs du régime. La fondation du «Journal» à cette époque signifiait que l’espoir d’un changement était perceptible. D’où le traitement de sujets encore tabous avec un ton qui tranchait radicalement avec la majorité des titres existants. Nous pensions vainement que l’intronisation de Mohammed VI et la reconduction d’un gouvernement d’ouverture devaient accélérer la dynamique.
«Le Journal», perçu comme l’étendard de ce nouveau Maroc, s’est transformé au fil des ans en publication de combat. Devenant ainsi le symbole d’une liberté d’expression que le régime n’a jamais été disposé à accepter. Il en a souvent payé le prix cher au point où sa survie a constamment été menacée. Ses prises de position éditoriales, ses investigations au cœur du système politique, ses révélations sur les scandales économiques, sur le retour aux pratiques sécuritaires et liberticides adoptées par les caciques du régime, sur le maintien de la nature féodale et incohérente du pouvoir royal lui ont valu d’être considéré comme le terreau irréductible d’une opposition radicale à la place d’acteurs politiques en déshérence qui ont cédé aux sirènes de la cooptation. Ce rôle joué par «Le Journal» a en revanche permis l’essaimage des germes d’un journalisme indépendant d’un genre nouveau et l’éclosion d’autres titres.
Aujourd’hui, c’est une parenthèse qui se referme. La tendance est davantage à l’autocensure. La presse indépendante est en déclin au profit d’une presse privée qui a fait le choix de louvoyer sur le plan éditorial ou de céder à l’influence de lobbies politiques ou économiques pour subsister ou pour permettre à ses promoteurs d’acquérir un statut social non négligeable. Mon livre sur les dix ans de règne de Mohammed VI en a fait les frais. Par ailleurs, la presse marocaine pâtit d’un lectorat étriqué en comparaison à d’autres pays arabes à population analogue, ce qui rend toute entreprise nouvelle périlleuse en matière financière. Du coup, les initiateurs des titres qui sont nés dernièrement se gardent bien de toute liberté, adoptant comme charte éditoriale l’horizon tracé par le Palais. Enfin, les grands médias, télévision et radio sont plus que jamais sous le contrôle direct de l’État, de groupes d’intérêts liés au pouvoir, ou sommairement confinés à un rôle de divertissement. Au même titre que tous les autres secteurs d’activité au Maroc. Le Palais veut réorganiser le champ médiatique en asphyxiant les plumes libres et en créant de toutes pièces des médias serviles. C’est un phénomène très perceptible depuis que des journaux ont été créés par le Palais et que l’industrie des médias est tombée sous son contrôle total.
-Pourquoi avez-vous fondé «Le Journal»? Quels en étaient les membres fondateurs?
Ali Amar : Aboubakr Jamaï, Hassan Mansouri (remplacé rapidement par Fadel Iraqi) et moi-même avons fondé «Le Journal» sur l’idée que la monarchie devait être comptable de ses actes puisqu’elle revendiquait le pouvoir exécutif sans partage et que le peuple était mature pour un idéal démocratique à brève échéance. Il faut se rappeler que le premier numéro du «Journal», paru le 17 novembre 1997, annonçait l'arrivée au pouvoir des socialistes. Un événement majeur dans l'histoire politique du Maroc contemporain: pour la première fois, le roi permettait à ceux qui ont fourbi leurs armes contre son trône durant quatre décennies, de constituer son gouvernement. Cette période a ouvert une ère nouvelle marquée par l’espérance mais aussi par tant de déceptions. Les dix premières années du «Journal» en ont été le miroir critique.
- À quoi imputez-vous la décision de fermer «Le Journal»? A-t-il un avenir?
Ali Amar : La version officielle est que «Le Journal» n’était plus en mesure de payer des dettes de sécurité sociale et d’impôts envers l’État. La réalité est que la liquidation judiciaire de la société d’édition du «Journal» a été un prétexte pour faire taire sa voix gênante au moment où le régime applique une stratégie d’éradication de la presse indépendante au profit de l’émergence de médias lisses ou populistes liés au pouvoir. Le pouvoir a tenté de manipuler l’opinion publique pour faire croire en une simple faillite commerciale. Au lieu d’essayer de préserver les intérêts de l’entreprise, il a ordonné sa mise sous scellés et le renvoi de tous ses employés. Il est vrai que «Le Journal» a accumulé des dettes envers la caisse de sécurité sociale, les impôts ou quelques créanciers privés. La vérité est que ces dettes concernaient la première société d’édition du «Journal» qui est une entreprise liquidée depuis sept ans et déjà vendue aux enchères publiques. La mise à mort du «Journal» est le résultat d’une justice aux ordres qui a participé durant treize ans à son asphyxie financière, en le condamnant à maintes reprises à des amendes colossales à l’issue de procès politiques kafkaïens déguisés en procès de diffamation civils.
Pour ce qui est de l’avenir du «Journal», je crois que les conditions de sa renaissance n’existent pas au Maroc, comme il n’existe pas de modèle économique pour une presse indépendante et critique du régime qui utilise des armes encore plus dissuasives pour censurer: amendes colossales, menace de l’interdiction d’exercer et boycott publicitaire. Ce qui fait réfléchir à deux fois les patrons de presse devenus du coup plus rétifs à enquêter. La presse marocaine d’investigation est en voie de disparition. A quelques rares exceptions, c’est le règne de la complaisance et du non-dit qui prévaut, celui aussi des petites accommodations entre hommes de pouvoir et journalistes.
- Pouvez-vous nous parler de ce qui vous est arrivé depuis votre départ du Maroc?
Ali Amar : La liquidation judiciaire du «Journal» a été étendue sans justification légale à mon patrimoine personnel au motif que j’en étais actionnaire. En trois jours, tous mes biens personnels et mes avoirs en banque ont été saisis. La situation est la même pour Jamaï. Il est d’ailleurs significatif de constater que cette mesure ne s’est appliquée qu’aux fondateurs journalistes, preuve en est qu’il s’agit d’un règlement de compte politique pour des raisons liées à nos opinions. Le caractère politique du jugement, son exécution (mise sous scellés du local du «Journal et la saisie illégale de tous mes biens présageaient le pire pour moi, en l’occurrence la prison ou au mieux une interdiction de quitter le territoire comme ce fut le cas quelques jours plus tard pour le caricaturiste Khalid Gueddar dans le cadre d’une affaire similaire.
J’ai quitté précipitamment mon pays avec une simple valise et des idées pour lesquelles je me battrai toujours. Je suis arrivé en Espagne il y a une dizaine de jours muni d’un visa Schengen en cours de validité qui est arrivé à expiration. Grâce au soutien de Reporters sans Frontières, l’Espagne m’a accordé un certificat de résidence temporaire de trois mois pour des «raisons exceptionnelles et humanitaires», mais ce document ne me permet pas de voyager en Europe. J’ai jusqu’au 8 mai prochain pour quitter l’Espagne où je vis actuellement dans la précarité. Passée cette date, je serai passible d’expulsion vers le Maroc où je risque la prison.
Entrevue réalisée par Aziz Enhaili pour Tolerance.ca®.
25 février 2010 / tolerance.ca/Article.aspx?ID=75070&L=fr