Avec « Des mots pour agir contre les violences faites aux femmes, Souvenirs, Monologues, Pamphlets et Prières » (éditions des Femmes), Eve Ensler — la célèbre auteure des « Monologues du vagin » — revient avec un recueil commandé gracieusement à une cinquantaine d’écrivains américains. La traduction française s’enrichit d’une préface de Rama Yad et Nicole Ameline, d’une postface d’Antoinette Fouque et d’un texte de Charles Berling. Les fonds recueillis, reversés à sa fondation V-DAY, permettent d’aider les femmes partout dans le monde et de faire naître des projets plus grands que nature. Le plus incroyable en date — La cité de la Joie — verra le jour en 2015 en République Démocratique du Congo. D’ici là, rendez-vous sur ici
Quand avez-vous compris que votre mission était d’aider les femmes à travers vos mots et vos actions ?
Eve Ensler : Ecrire m’a sauvée. Je viens d’une famille à problèmes. Et si j’ai commencé à écrire petite, c’est pour pouvoir survivre. En grandissant, mon intérêt s’est porté sur les femmes, de celles qui s’insurgent contre les armes nucléaires, jusqu’aux sans abris. Les femmes m’ont toujours intéressée. Après avoir écrit « Les monologues du Vagin », j’ai commencé à me déplacer pour des lectures. Et, où que j’aille, les femmes faisaient la queue pour me raconter leur vie : d’abord, elles me parlaient de leur vie sexuelle, de leurs orgasmes, pour ensuite me confier qu’elles avaient été victimes de maltraitances. Et c’est à ce moment, que j’ai réalisé qu’il fallait faire quelque chose. Alors, j’ai créé le V-DAY.
« Les monologues du vagin » sont inspirés de plus de 200 témoignages… Comment s’est fait le glissement du témoignage à la fiction ?
Eve Ensler : En fait, quand quelqu’un me raconte son histoire, il suffit d’un détail pour m’inspirer un texte de fiction. J’ai toujours travaillé comme ça. Je pense que la vie dépasse la fiction et qu’il suffit de saupoudrer un peu de réalité dans la fiction pour la rendre beaucoup plus intéressante !
En 2008, Les Monologues du Vagin ont fêté leur 10 ans : auriez-vous pu imaginer un tel impact ?
Eve Ensler : (rires) Pas du tout ! J’espérais juste être autorisée à le monter dans un petit théâtre new-yorkais. Et d’ailleurs, je m’attendais à ce qu’on vienne m’arrêter ! Vous savez, c’est une expérience assez mystique finalement, il y a quelque chose dans ce texte qui nous dépasse.
Pourquoi le théâtre plutôt que le roman ?
Eve Ensler : Pour moi le théâtre est un lieu d’action, d’échanges, de révolution et ce qui m’intéresse quand j’écris un monologue, ce n’est pas seulement sa qualité littéraire que de l’entendre dans la bouche des comédiens, ça c’est vraiment excitant !
Depuis sa création, votre association V-Day a récolté 70 millions de dollars, c’est un succès phénoménal. Une partie de cet argent va à la construction de la Cité de la Joie en République Démocratique du Congo…
La Cité de la Joie est un endroit pour les femmes qui ont vécu l’enfer et ont survécu aux atrocités et abus commis pendant la guerre. Il ouvrira en mai 2015. Ce sera comme une petite ville : il y aura 10 bâtiments pour accueillir les femmes, un bâtiment central et un verger, des champs. Ce sera un modèle pour changer la souffrance en pouvoir. Et si on réussit notre pari, nous pourrons créer d’autres endroits comme celui-ci dans le monde, là où il y a besoin. L’objectif ? Que les femmes deviennent maîtresses de leur destin et puissent devenir les leaders de demain. Il y aura un roulement de 100 femmes tous les 6 mois et durant leur séjour, elles se formeront au leadership, animeront des émissions de radio, planteront et créeront des produits. Ensuite, elles rentreront dans leurs quartiers et partageront ce qu’elles auront appris.
Est-ce votre plus belle réussite jusqu’à présent ?
Eve Ensler : Le V-Day — « stop à la violence faite aux femmes et aux petites filles » — est aussi une énorme réussite. Chaque année, 4200 événements sont organisés à travers le monde. Et dans ce cadre, nous avons déjà aidé à construire de nombreux refuges pour les femmes. Mais c’est vrai que La Cité de la Joie a une autre envergure, et c’est aussi le projet le plus difficile à mener, puisqu’il se construit en pleine guerre.
Justement, vous voyagez depuis des années à travers des pays ravagés par les conflits : comment faites-vous pour garder votre optimisme, votre force et votre espoir ? Voyez-vous un changement dans les mentalités ?
Certes, beaucoup de femmes s’autorisent à parler haut et fort, mais des choses atroces continuent à se produire. Tout revient donc à jongler avec ces deux réalités : d’un côté l’horreur, de l’autre la résistance, le pouvoir et la joie des femmes. Je crois que mon optimisme vient du fait que je côtoie les femmes les plus extraordinaires qui soient, les plus courageuses, celles qui changent nos destinées. Dans ces conditions, c’est difficile de ne pas être optimiste ! Bien sûr, certains jours, je me sens abattue, mais je me remets vite en selle. Je crois qu’il faut se garder du temps pour la tristesse, la déception et le deuil afin de pouvoir avancer.
Que pensez-vous de la situation des femmes en France ? Nous sommes privilégiées et pourtant…
Eve Ensler : La situation est terrible, mais pas seulement en France, partout ! Je n’ai pas encore voyagé dans un pays, où la situation des femmes ne soit pas épouvantable. En France, le nombre de femmes qui meurent chaque année sous les coups de leur conjoint est affolant. Et puis, en novembre dernier, il y a eu cette femme brûlée vive par son mari en banlieue, et ce chanteur l’été dernier, à Orléans, qui chantait des paroles d’une violence inouïe contre les femmes sans que personne ne réagisse… De toute façon, il n’y a pas de société qui soit exemptée de sexisme ou de violence. Il y en a aux Etats-Unis, au Pakistan, partout ! La violence existe dans toutes les sociétés pour maintenir les femmes à leur place.
Et comment se porte le V-Day en France ?
Eve Ensler : Il y a beaucoup de féministes en France, beaucoup de femmes fortes, que ce soit, celles de Ni putes NI soumises ou Antoinette Fouque, qui a fondé Les Editions des Femmes. Il y a beaucoup de femmes extraordinaires qui font bouger les choses. Il faudrait juste les réunir et construire un mouvement.
Dans la préface de votre dernier livre, vous écrivez que la violence faite aux femmes « est un problème au cœur même de notre monde et dont on ne parle pourtant toujours pas, qu’on ne voit pas ». Avez-vous une explication à cela ?
Eve Ensler : Sans doute parce que les médias sont contrôlés par des hommes et qu’ils ne considèrent pas la violence contre les femmes comme un problème en soi. Je pense qu’il y a, à la fois, un déni, et une acception inconsciente de cette violence, qui contribuent à garder les hommes au pouvoir. Et même si de nombreux hommes sont contre cette violence et n’y participent pas, le système en place ne prend pas en compte ce type de violence comme un problème majeur, car ça équivaudrait à remettre en cause tout le système. D’où l’objectif de notre mouvement : faire pression sur les structures pour qu’on comprenne enfin que les violences contre les femmes sont un problème central, que détruire les femmes revient à détruire la vie sur la planète. Depuis 10 ans, il y a eu beaucoup de progrès, certaines institutions ont pris conscience de l’enjeu — les Nations Unies par exemple —, des livres paraissent sur le sujet et les gens en parlent de plus en plus. Dans la prochaine décennie, il faudra donc faire en sorte que ce problème éclate au grand jour, afin de pouvoir radicalement changer le cours des choses.
Propos recueillis par Maïa Brami / BSC NEWS MAGAZINE