Un mystère incroyable à l'origine du livre
Bruno Tessarech explique que l'idée lui est venue il y a deux ans alors qu'il rédigeait un essai sur un écrivain italien, qui s’appelle Malaparte, qui a écrit des livres terribles sur la seconde guerre mondiale, en particulier Kaputt, et qui suivait les armées allemandes comme correspondant de guerre. Cet homme dénonce les massacres de juifs, un peu façon Les Bienveillantes, avec une immense liberté d'expression. Constatant qu'à aucun moment Malaparte ne cite les camps d’extermination ... Bruno Tessarech en conclut qu'il n'en avait pas eu connaissance, ce qui rétrospectivement est stupéfiant.
Il se replonge alors dans les témoignages de juifs arrêtés, déportés, qui jusqu’à leur arrivée à Auschwitz, ne soupçonnaient absolument pas le sort qui les attendait. Relisons pour preuve les mémoires de Simone Weil qui arrive au camp en avril 1944 !
Comment se fait-il qu’on peut exterminer 6 millions de personnes sans que des gens qui sont aux premières loges, comme Malaparte, ou qui en sont eux-mêmes victimes, ignorent tout de leur sort? Cette double constatation l’a amené à faire des recherches historiques.
Un roman qui est quasiment un roman d'aventure
Bien que ce soit sa formation d’être historien, il choisit l'angle romanesque, pour rendre les choses à la fois plus supportables et pour être paradoxalement mieux entendu ... que les sentinelles qui jalonnent l'ouvrage.
La sentinelle c'est la vigie, le soldat qui fait le guet, théoriquement, pour donner l’alerte. Ce sont ici les très rares personnes, la plupart réelles, et qui ont eu connaissance, non pas évidemment de l’antisémitisme de Hitler, non pas des mesures anti-juives parce que tout le monde le savait, mais vraiment de la décision de la solution finale et de l’extermination d’un peuple tout entier. Sans doute 4-5 personnes qui ont tenté de faire passer le message aux Alliés, aux anglais, aux américains les informations sur ce qui se déroulait réellement mais qui n’ont pas été crues.
C’est un roman et non pas un ouvrage théorique ou historique, parce que je pense que ces ouvrages existent. Ils dorment dans des bibliothèques. Ce sont des thèses de doctorat extrêmement sérieuses, auxquelles finalement très peu de personnes ont accès. La forme romanesque permet de s’adresser à un large public. C’est aussi choisir dans le réel ce dont on veut parler et ce que l'on choisit de taire.Tout commence par la Conférence d'Evian du 6 au 16 juillet 1938
Dix jours pour décider ... de ne rien décider. Il n'est donc pas étonnant que ce sommet n'ai laissé aucun souvenir, éclipsé totalement par celle qui aboutit le 18 mars 1962 par la signature de l'indépendance de l'Algérie.
C'est le chapitre qui donne la ligne directrice au livre et qui a été le plus éprouvant à écrire. Parce qu'on attendrait autre chose d'une France encore gouvernée par la Chambre du Front populaire ! Parce qu'on est effrayé de la lâcheté de la Grande-Bretagne qui a tout de même "inventé" les Droits de l'Homme ! Bruno Tessarech dit en avoir perdu le sommeil. A chacun aujourd'hui de s'arranger avec sa propre conscience. Il y a des citations terribles du sénateur Henry Bérenger : Il ne faut pas que l'honneur devienne péril (p.29). N'oubliez jamais que la diplomatie fonctionne avec l'esprit et non avec le cœur (p.30). Et surtout celle-ci : la France (qui estime avoir fait beacoup pour les républicains espagnols) n'a pas vocation à recevoir les déchets de l'humanité (p.27).
La conférence s'acheva sur une seule décision : la mise en place d'un Comité international aux réfugiés qui siégerait à Londres et approcherait les gouvernements des pays d'accueil en vue de développer les opportunités d'installation définitive (p.31). Un seul accord est signé en janvier 1940 permettant l'implantation de 500 familles à Saint-Domingue.
Une seule tentative forte pour sauver des familles : l'épopée du Saint-Louis
Le nom de son Capitaine, Gustav Schröder, a été oublié. C'est un des rares à avoir sauvé près d'un millier de personnes, embarqués sur son bateau pour fuir l'Allemagne. C'est lui qui mena des négociations avec différents gouvernements jusqu'à arracher un asile à Anvers ... malheureusement provisoirement car l'ironie de l'histoire en a conduit ultérieurement beaucoup vers les chambres à gaz.
Un roman de la banalité du mal derrière des écrans
Banalité du mal pour ceux qui sont à l’origine de ce mal ... Tout le monde ou presque se laisse prendre au jeu des apparences. Après la débâcle polonaise il est commode de croire qu'Hitler va poursuivre la marche vers l'Est, alors que le 10 mai 1940 il envahit Belgique, Pays-Bas et France. Le bruit commence à courir que le Ministère de l'Intérieur regrouperait les réfugiés juifs au prétexte qu'ils sont allemands, donc ennemis (p.121). Mais on préfère se rassurer en pensant que le ministre de l'Intérieur, Georges Mandel, lui-même juif, ne laisserait pas cela se faire.
Bruno Tessarech pose la bonne question : Qu’est ce qui fait qu’on se met entre la réalité et nous-mêmes une sorte d’écran qui nous empêche de voir la réalité ? Mandel, qui avait lu et compris Mein Kampf, a failli lui-même se rendre à la proposition de Churchill de partir pour Londres mais n'osa finalement pas.
Les paradoxes se superposent. Le mot "juif" est peu employé en respect de la laïcité. Roosevelt ne veut pas négocier avec un régime nazi, ce qui aura pour conséquence de ne pas discuter la liberté des juifs polonais. La police française obéit aux autorités allemandes au-delà de ce qui lui est demandé. L'Europe est alors couverte de camps. Le respect de l'autorité gèle la liberté de penser. L'inimaginable permet de se cacher l'impensable et donc l'insoutenable.
Et la culpabilité achève de glacer la réalité. Les déportés qui sont revenus se taisaient parce qu'ils se sentaient mal par rapport à ceux qui étaient restés.
Des statistiques truquéeset des situations d'exception
On ne comptabilise que les décès qui ont lieu après les tris faits par les SS (p.252). les Prix Nobels juifs allemands et les personnalités du spectacle parviennent à se faire accueillir : Arnold Schönberg, Stephen Zweig, Darius Milhaud, Sigmund Freud ... Jean-Pierre Aumont, Ray Ventura (p.53). Et après la guerre l'indulgence touche certaines figures, comme Wernher Von Braun.
Cet homme, officier SS, met au point les armes les plus abominables, les V2, avec lesquelles les allemands auraient pu gagner la guerre si elle avait duré quelques mois de plus. Il a fait "travailler" les prisonniers juifs. Il devient ensuite le grand homme de la science américaine. Au nom d’une réalité supérieure qui serait la science. Car son rêve depuis l'âge de 10 ans est d'envoyer des fusées sur la lune. C’est lui qui est à l’origine du programme Apollo (1931-1975) et de la marche de l’homme sur la lune en 1969.
Des personnages réels et un héros fictionnel
Bruno Tessarech a imaginé des personnages de fiction, qui servent un peu de lien entre tous les évènements. Ainsi Patrice Orvieto, stagiaire auprès du sénateur Bérenger, auquel il fait rencontrer beaucoup de protagonistes-sentinelles, dans lequel le lecteur peut se projeter. Comme Jan Karski, personnage historique incontournable et majeure, qui a réussi à entrer et sortir deux fois du ghetto de Varsovie et d'un camp. Sa position de romancier lui permet de se placer dans la tête de tous pour nourrir la fiction. La correspondance à la fin du roman est totalement inventée et le chapitre concernant Roosevelt est une fiction.
La délicate question de la culpabilité
Si personne n'est coupable, tout le monde est innocent. Le débat philosophique est ouvert mais sans Bruno Tessarech qui préfère rester neutre, ce que son statut de romancier lui permet. L'interroger sur les Bienveillantes réactive sa colère : je ne crois pas au type qui est un salaud sans l'avoir voulu. Je suis sartrien : on choisit son destin. Que le bourreau pleure en lisant Goethe ne m'intéresse pas !
Il y a un point qui semble essentiel dans ce livre. Au-delà du devoir de mémoire et du souci de repentance, parfaitement légitime par ailleurs, le livre ce sont des mots. Or le peuple juif est le peuple du Livre. D’une certaine manière une des raisons pour lesquelles le massacre est passé inaperçu, n’a pas voulu être vu c’est que précisément il n’y avait pas d’images. Ce livre en tant qu’ensemble de mots essaie de rendre hommage à ce peuple du Livre dont la volonté de destruction n’a pas été prise en compte parce que il n’y avait pas de photographies, donc pas de preuves indubitables.
Un livre dont on ne ressort pas indemne
Bruno Tessarech confie les difficultés qu'il a rencontrées, le refus du manuscrit par son éditeur (Buchet-Chastel) avant l'acceptation par Grasset. Il raconte aussi en souriant l'agressivité de quelques journalistes "spécialistes de la Shoah" qui ne supportent pas qu'il présente cette vérité là, surtout par l'angle romanesque, et d'autant plus qu'il n'est pas juif lui-même (ce qui par contre donne encore plus de force à l'écrit). On ne touche pas impunément aux chasses gardées, ce qui explique peut-être en partie pourquoi le roman n'a pas fait plus de bruit dans le vacarme de la rentrée littéraire.
Il reste marqué par son travail : on traverse les flammes quand on écrit cela tout de même. Le travail de documentation l'a véritablement éprouvé. Et depuis, il lui est difficile de démarrer un autre livre.
Récemment des journalistes (sérieux!) de Canal + et de TF1 ont cru révéler une information capitale en annonçant que des soldats roumains avaient débarqué à Tahiti au lieu d'Haiti. Non seulement ils n'ont pas craint de ridiculiser une armée mais ils n'ont pas songé à vérifier leurs sources (en l'occurrence un site Internet de désinformation). Condamnés par le CSA à lire un démenti à l'antenne aucune des chaines coupables n'a encore daigné appliquer la peine.
Les sentinelles de Bruno Tessarech, Grasset, 2009