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"Il se trame de drôles de choses à la maison de retraite des Quatre vents. Personne ne le sait car les vieux parlent sans bruit. Après la visite médicale quotidienne, lorsqu'ils sont sûrs du battement de leur coeur, les anciens se racontent une étrange histoire. Elle se modifie un peu en fonction de la langue des pays qui s'égare par ces chemins de campagne; Les patois alsacien, occitan, basque ou berbère dans les périodes austères s'emmêlent les dialectes et racontent le fantastique festin de Victor.Un jour, il y a quatre ou cinq ans un dénommé Victor est descendu au petit matin dans le jardin des Quatre vents. Il a étalé une jolie nappe sur le gazon frais puis dressé la table avec des couverts en porcelaine. On dit qu'il avait fait venir en secret des oeufs du cul de ses poules, du saucisson, du boudin d'un cochon de ferme. Les aïeux se sont penchés aux fenêtres et toutes narines dehors se sont enfumées de l'odeur du café coupé à la chicorée.Victor a déplié un couteau bien à lui, un de ceux à la lame usée par des années de pierre à aiguiser. Il a pris sous le bras une miche de pain dure et craquante comme le blé de l'été et l'a entamée d'un geste large et circulaire. Il portait une moustache, un mouchoir noué sur la tête faute de casquette et un gilet côtelé en velours vert.Les veilleurs de nuit dormaient, épuisés par l'insistance de la chaleur et la générosité d'une prune agrémentée de somnifères pilés.Un par un, les vieux ont rejoint le jardin et comme un seul homme ont posé sur la table leurs provisions champêtres. Le festin dura de cinq heures à sept heures mais le temps pour nos ancêtres compte triple aussi parlent-ils volontiers d'une matinée entière. A huit heures certains fumaient des cigarettes roulées de gros gris, d'autres chatouillaient la saucisse et entamaient la fine.Tout cela ne rallonge pas la vie d'un vieux, Victor est mort une semaine après son dernier festin, infecté par l'alcool, les vaisseaux bouchés de cholestérol. Les vieux rient de la version officielle, ils savent eux pouvoir mourir par excès de précaution.Bien souvent, une fois la vérification du matin terminée, ils ouvrent en cachette les fenêtres et respirent les effluves corsées de la charcutaille, des grattons, du boudin, du saint-nectaire.Les tables au jardin des Quatre vents attendent sous la toile plastique un rayon de printemps et une nappe à carreaux. Elles espèrent le pain, le vin, les miettes, les taches de sauce, les doigts graisseux de couenne, les verres de rouge. Un jour, un d'entre eux n'attendra pas cette maudite visite, il descendra dans le parc et s'attablera pour faire la peau au temps grincheux, si pressé de le pousser dans le trou.Lorsque la fin devient insistante, les vieux s'accrochent au festin de Victor. Ils parlementent avec leurs souvenirs plombés qui disent "va doucement, pas trop vite, cramponne-toi à un lever, un repas, un pas devant l'autre" avec ces petites choses sans importance. Alors ils font semblant, ils trompent leur monde, ils s'agglutinent sur les fauteuils de l'entrée des Quatre vents et s'astreignent à rester vigilants.Ne vous méprenez pas, s'ils ferment les yeux c'est pour renvoyer aux limbes la voix des ombres. Ils sont des sentinelles.Ils se racontent de drôles de choses mais c'est sûr! Demain avant la visite s'il fait beau, Victor reviendra."
-Le festin de Victor- de Jean-Claude Arévalo (histoires d'éducs) a été publié dans la page "Rebonds" de l'hebdomadaire -Lien Social-n°961