Être regardé par ce que nous regardons : c’est le principe même de l’altérité. Cette idée m’a beaucoup intéressée lors de mes recherches de maîtrise. Maintenant que je me penche sur les phénomènes artistiques issus des technologies du virtuel, un autre aspect me semble d'autant plus saillant : l’idée de regarder quelqu’un qui se regarde. N’est-ce pas ce que nous faisons lorsque nous regardons les pages Myspace, Facebook… lorsque nous rencontrons les avatars de Second Life, parlons via Skype ou lisons les blogs et les articles universitaires de nos collègues (ce dernier était pour me défouler) ? Mais le temps différé ne permet pas l’expérience pleine de ce dont je parle ici. Le temps réel permet, lui, de l'appréhender. Cette expérience est celle de regarder quelqu’un en train de se regarder.
Cette idée m’est peut-être apparue soudainement saillante parce que les demoiselles américaines se regardent beaucoup dans les grands miroirs des salles de bain de l’université. Je ne veux pas faire une phénoménologie des toilettes des filles, mais vraiment, c’est dans l’expérience quotidienne plutôt que dans les cours que me viennent mes plus intéressantes idées théoriques. Évidemment, je ne prétends pas à l’universalité de cet intérêt soudain.
Il y a tout un système de miroirs dans les toilettes des filles. Il y en a de toutes les formes et dans différents endroits de la salle de bain. Lorsque les filles se regardent dans le miroir, j’ai beau passer dans l’image virtuelle du miroir, je n’en fais pas partie. Si j’en fais partie, c’est en tant que personne qui regarde quelqu’un se regarder (dans l’espace tangible) ou encore, si je me regarde moi-même, je crée un autre petit espace tout aussi autonome. On ne peut diriger son intention sur nous-mêmes et quelqu’un d’autre en même temps (la psychopop du narcissique le savait déjà !).
J’ai l’impression que de voir quelqu’un se regarder nous en dit plus long sur la personne que de la regarder agir. Lorsque quelqu’un s’ajuste à son reflet, il révèle, selon moi, une parcelle, petite mais très dense, de son intimité. Écho en savait beaucoup plus sur Narcisse que lui-même ne pouvait le réaliser ! Ce dialogue, entre deux images puisque nous sommes images pour nous-mêmes avant de nous regarder dans le miroir, est incontrôlable en temps réel. Je suis moi-même un peu gênée à l’idée que quelqu’un me regarde lorsque je me regarde dans le miroir. Je dois faire abstraction du monde tangible pour arriver à me voir et cela est beaucoup plus facile lorsque je suis seule. Sinon, je ne me vois pas. Je vois une forme humaine, mais ce n’est pas moi. Se voir est un phénomène immersif. Il n’y a pas de superficialité dans le fait de se voir, ce n’est jamais qu’au niveau formel que l’on peut regarder son visage.
J’ai déjà surpris plusieurs personnes se regarder dans le miroir : soit elles ne me voient pas, soit elles sursautent et cessent de se regarder tout en jetant des coup d’œil rapides, et probablement insatisfaisants, à leur image. Par le miroir, nous habitons une « fiction » paradoxalement plus vraie (dans l’expérience) que tout le reste. Quand je vois quelqu’un se regarder dans le miroir, même si cette personne refait son maquillage pour mieux se camoufler, j’expérimente une présence. Je ne sais pas trop ce que ça veut dire. C’est peut-être juste une logique mathématique qui n'est absolument pas intuitive. Après tout, Husserl était logicien : deux moins égalent un plus, deux image égalent l’absence d’image ou encore deux effets de présence égalent de la présence. Qu’est-ce que l’absence d’image ? L'image n'est-elle pas déjà une absence ? Narcisse qui se regarde disparaît au fond du lac et il ne reste qu’Écho condamnée à répéter les mots de Narcisse. L'écho est cette chose étrange qui émerge lorsque je regarde quelqu'un se regarder...
La présence est l’écho infini de la mort d’une image.