J’ai laissé derrière moi tout un monde hanté de chants et de marches solitaires, la foule des regards et la terre à étreindre, il n’en faut guère davantage pour peupler une vie et la réclusion nécessaire pour tracer ligne à ligne rêveries, discours, brefs dialogues m’enchante seul. Le temps à vivre dans le temps n’est plus. Je me vois foulant les hauteurs hors la vie, attentif au moindre bruit, pas encore las d’abolir la distance où je vois tout ce qui palpite et le reste, astres, pluies, plumes, sourires, fuites des oiseaux, portes qu’on referme sur mes pas, sourires encore. J’entends une voix. Elle me dit : « La jeunesse n’est plus, à quoi bon revenir dans le temps, ordonne à ta guise des refrains et des pages, des dialogues fictifs où rien n’est inventé car les mots que tu traces ont été dits ailleurs par des bouches vivantes auxquelles tu arraches les paroles une à une dans ta mémoire trouble. » Je m’approche, tends la main pour la toucher, elle se dérobe en riant. Elle dit : « Je suis venue pour le murmure, pas pour la vraie vie, je suis la visiteuse des prairies en friches où les mots les choses gisent en vrac, j’éveille à loisir les enfants qui s’en vont vers les barques et tu es de ceux-là ; je te fais faire le tour du propriétaire de ce pays derrière toi qui te tient au présent, pour écrire à la mesure grave de ton pas encore vif, mais n’espère pas malgré l’énergie qui te tient, revenir dans le frais des ombrages du temps, car les saisons auront beau s’avancer, tu pourras bien, armé d’expériences écrites, en être leur seul scribe fidèle, tu n’auras plus le goût des fruits frais et des fraises sauvages sur tes lèvres. » « Mais je veux te revoir à loisir, visiteuse mystère, n’échappe pas à mes bras qui te cherchent, où irais-je en effet quand reviendra l’hiver etc. » Elle dit : « C’est joué, cher vieux jeune homme, inutile de le faire au pathétique, tu sais parfaitement à quoi t’en tenir et si tu as encore des doutes, regarde-toi au miroir et décris franchement ce que tu vois. » « Nous nous reverrons ? » Elle dit : « Je suis là tous les jours à ton chevet et t’accompagnerai vers la barque en souriant quand l’heure viendra. Tu le sais bien, tu fais semblant de ne pas me connaître, mais je suis l’autre nom de l’ange ; nous habitons ces hauteurs ensemble, allez, ta quiétude heureuse vaut un accord… et laisse le silence provoquer mon éveil. »