Quelle est l'utilité de la finance honnie ?

Publié le 25 février 2010 par Copeau @Contrepoints

Si une profession pouvait être interdite au suffrage universel, celle d'opérateur de marché en serait la première victime. Déjà en 1987, En pleine crise économique, le fameux film « Wall Street » décrivait un grand méchant trader capable de vendre père et mère pour étendre son pouvoir destructeur sur le monde et accroître son bonus. Cette caricature illustrait déjà bien cette schizophrénie fascination / appréhension. Aujourd'hui, la crise financière a vu les banques à nouveau mises en accusation. Pire, Goldman Sachs est directement mise en accusation pour ses relations ambiguës traditionnelles avec le gouvernement américain et ses prestations à l'Etat grec. Certes, il ne s'agit pas vraiment d'une banque mais d'un hedge fund déguisé que les adversaires qualifient de Government Sponsored Hedge Fund.Toujours est-il que personne ne sait vraiment ce que recouvrent les activités de marchés des banques généralistes. A chaque grande crise, hélas cette incompréhension se transforme en haine. Ce n'est pas un hasard si depuis le 19eme siècle, la gauche marxiste et l'extrême droite ont vu dans ce vecteur essentiel du capitalisme l'ennemi à abattre.

La finance fait tomber les frontières en libérant la circulation des capitaux. Elle remet en question les privilèges, et sa recherche continue de performance économique se réalise au détriment de choix politiques ou de stratégies mal conçues. Aujourd'hui, la plupart des gouvernants politiques y voient un bouc émissaire idéal pour se défausser de leur propre responsabilité dans la crise. Pourtant, ces Etats sont de très gros consommateurs de finance. La dette publique mondiale s'élève à 32 trillons de dollars (32 mille milliards de dollars), et la tendance est à la hausse avec le doublement des émissions obligataires annuelles cette année par rapport à 2007.

D'abord, la finance est un terme bien flou. S'agit-il de la banque, ou bien des marchés financiers sachant que la plupart d'entre elles n'ont pas d'activité dans ce domaine ? Si nous parlons de ces marchés financiers, devons-nous inclure les fonds de pension ou mutualistes, ces mastodontes qui gèrent l'épargne de centaines de millions de familles ? Dans ce cas, pourquoi ne pas ajouter à la liste tous les acteurs qui cherchent sur ces mêmes marchés leurs ressources, grandes entreprises et Etats ? Concentrons-nous sur les salles des marchés bancaires, cibles de la vague actuelle de réglementations, de pénalités et de taxes supplémentaires. Cette activité récente est devenue l'un des principaux métiers des grands établissements bancaires internationaux au cours des dernières décennies en réponse à une demande nouvelle.

Pour poser le décor, un trader de grande banque ne travaille pas dans un grand bureau avec vue sur l'Hudson ou vue sur l'Arc de Triomphe. Surmonté de 4 à 8 écrans, son bureau fait 1m20 sur 1m dans un espace ouvert (souvent sans lumière du jour) où travaillent plusieurs centaines de ses congénères. Pour accepter de travailler dans cet environnement, il faut aimer le bruit, le stress et la promiscuité. Un opérateur passe la journée sur son mètre carré, téléphones vissés à l'oreille et sans quitter les écrans de ses yeux. Et toute son activité est orientée clients. Comment répondre le mieux et le plus vite possibles à leurs attentes, mais aussi comment les anticiper pour vendre conseils et opérations avant les concurrents ? D'ailleurs, les traders sont souvent des vendeurs qui ne font pas de trading et ne prennent donc pas de positions à risques. Leur rôle, c'est d'élaborer des montages en vue de propositions commerciales collant au plus près aux besoins de leurs clients. Eux aussi professionnels, ils n'hésitent pas à comparer les prix et les produits qu'on leur propose auprès des banques concurrentes pour avoir les prix les plus agressifs.

Les vendeurs sont donc constamment incités à innover pour remporter des opérations rémunératrices. Bref, rien de très différent d'autres industries sauf qu'ici, la matière première est l'argent. Pas de l'argent virtuel, abstrait, mais des flux économiques bien réels : dette, trésorerie, fonds propres, flux de devises, couvertures contre différents types de risques, etc. Les qualités attendues des traders, en plus de leurs compétences techniques et, dans le cas de vendeurs, commerciales, c'est l'accès à l'information. Un trader est meilleur s'il a des informations que ses concurrents n'ont pas. Son réseau de clients, de traders et d'analystes, sa capacité à aller trouver des informations pertinentes dans le chaos permanent de données et de nouvelles, voilà où il doit faire la différence.

La valeur d'embauche d'un trader dépend essentiellement de ce talent-là. Chaque activité, dans une salle des marchés, draine des volumes considérables des grands acteurs financiers que sont les Etats, les entreprises, les institutions financières. Les commissions et gains qui doivent en être retirés, dérisoires si on les ramène aux volumes en jeu, restent importants pour chacun des opérateurs qui les reçoivent. Les traders sont donc rémunérés en conséquence, et la compétition est rude entre ceux qui sont en activité. Une fois retiré des affaires, la « côte » d'un trader tombe vite, même si elle ne disparaît jamais totalement, puisqu'il décroche de ce flux constant d'information qui est le plus valorisé.

Si la presse retient les exemples les plus exceptionnels, celui des bonus des stars qui atteignent plusieurs millions de dollars, l'essentiel des traders reçoit des rémunérations certes élevées, mais comparables à celles d'autres professions : consultants seniors ou avocats d'affaires associés. Leur carrière commence plus tôt mais est en revanche très aléatoire, à l'instar des joueurs de foot. La gestion des ressources humaines de la finance est aussi brutale que les mouvements de marchés. Tous les ans, une proportion importante des salles de marché quitte, de gré ou de force, ce secteur d'activité. Si ces niveaux de rémunération attractifs entraînent un effet d'éviction des meilleurs sur les autres industries, ils correspondent à un marché de l'emploi très spécifique, aussi réactif à la hausse…qu'à la baisse.

Pourquoi ce secteur a-t-il pris tant d'importance dans la vie économique réelle ? L'allongement de l'espérance de vie a vu se constituer une épargne considérable. Cette tendance s'est renforcée avec la mondialisation et sa première conséquence : l'émergence d'une classe moyenne se comptant en centaines de millions puis en milliards d'individus. Eux aussi se sont mis à épargner. Aujourd'hui, l'ensemble des fonds de pensions, des fonds mutualistes, de la gestion privée, et des assurances approche l'équivalent de 100 trillions de dollars dans le monde. Les actifs bancaires des 1.000 plus grandes banques mondiales, qui regroupent les crédits, les participations et les titres qu'elles détiennent, atteignent un montant du même ordre de grandeur. Face à ces capitaux, Etats, entreprises, ménages ainsi que les banques cherchent à financer leur dette ou leurs fonds propres. Manifestement, ils ne les trouvent plus seulement du côté des banques. Si ce mouvement de désintermédiation a fait sortir l'essentiel des flux financiers du bilan des banques, ces dernières se sont adaptées en proposant leurs services à ces acteurs non bancaires. C'est la mission première de leurs salles de marchés.

Pour la remplir correctement, cela exige de lourds investissements. L'effet de seuil ne laisse pas de place aux petits acteurs. Les banques doivent disposer d'une couverture mondiale pour offrir une palette transversale de la plupart des produits financiers pour rester compétitives. L'achat de systèmes d'information et de haute technologie ne constitue pas le coût principal. Le plus cher, c'est l'embauche de traders expérimentés en Asie, en Europe et en Amérique. Pour chaque opérateur de marché, il faut ajouter 2 à 3 personnes pour couvrir les besoins en informatique, en back-office chargé de traiter les opérations, en déontologie et en contrôle des risques, etc. Les fonds propres nécessaires sont aussi importants pour pouvoir décharger les entreprises clientes de leurs risques. Une salle de marché ressemble à une fourmilière qui assimile et reformate des opérations de clients dont les besoins aux deux extrémités ne sont pas exactement complémentaires. Ce processus d'adaptation et de recalibrage permet une circulation fluide des capitaux de ceux qui en disposent vers ceux qui en cherchent. Son efficacité trouve sa confirmation dans la rémunération que ces clients acceptent de laisser aux activités de marchés des banques qui servent d'intermédiaires.

Cette industrie d'innovation permanente au service des grands clients traditionnels des banques reste minuscule à l'échelle de la sphère financière. Pour avoir une idée de son poids réel, le revenu annuel brut des départements de banques d'investissement a atteint 66 milliards de dollars en 2008, une goutte d'eau comparé aux presque 100 trillions de dollars de capitaux en circulation dans le monde, sans parler des actifs bancaires.

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Article repris avec l'aimable autorisation de l'auteur depuis son blog, http://aurel.hautetfort.com. Image : la bourse de New York en 1908, image libre de droits, réalisée par Helen D Van Eaton pour le Leslie's Monthly Magazine