L’épouvantail de la dette publique

Publié le 24 février 2010 par Baptiste_l06

Chaque fois qu’un gouvernement veut comprimer les dépenses sociales, il tire argument du niveau trop élevé de la dette. En mai, le déficit des caisses de retraite françaises a servi à légitimer l’allongement du temps de travail ; en juin, celui de l’assurance- maladie a justifié le projet gouvernemental de réduire les remboursements de médicaments pour certains traitements prolongés (diabète, cancer, etc.). La dette publique existe bien. Mais est-elle aussi menaçante que certains le prétendent ?

La dette publique a mauvaise réputation. Elle aurait atteint un tel niveau qu’il importerait de réduire, drastiquement et sans tarder, les dépenses de l’Etat et des autres administrations publiques. Fardeau pour les générations futures, elle risquerait par ailleurs d’asphyxier notre économie. Enfin, si elle continuait à croître ou si les taux d’intérêt venaient à augmenter, sa charge deviendrait insoutenable, et la défiance des prêteurs rendrait l’Etat incapable de se financer.

La rengaine catastrophiste, reprise fin juin par la Cour des comptes, n’épargne pas le registre des causes : l’endettement de nos administrations résulterait de la faillite morale des gouvernements précédents, laxistes à force de capituler devant les caprices des électeurs. Pour se racheter de ces condamnables facilités, il conviendrait de prescrire une longue pénitence : les responsables politiques devraient donc avoir le courage d’imposer la rigueur à leurs administrés, pour leur bien et celui de leurs descendants. Examinons une à une ces assertions assénées comme autant d’évidences.

La situation est-elle si grave ?

En valeur nominale, la dette publique (« au sens de Maastricht » — lire « Quelques définitions ») s’élève à 1 209,5 milliards d’euros en 2007  (1). Souhaitant frapper les esprits, certains acteurs de la vie publique n’hésitent pas à calculer cette somme par individu ou par ménage. Ainsi, en 2005, M. Michel Pébereau, à l’époque président de BNP Paribas et président de la commission sur la dette publique, prévenait que « chaque ménage supporte sans le savoir une dette d’environ 41 000 euros. C’est le double [de ce] qu’il a, en moyenne, à titre privé, pour l’ensemble de ses crédits  (2)  ». M. Jean-Pierre Raffarin, plus paternel (ou plus maternel, comme on voudra), insistait : « Pendant que nous parlons, il y a sans doute un bébé en train de naître dans une clinique, quelque part. Sur ses épaules, dès qu’il va commencer à respirer, il y aura déjà 100 000 francs de dette, soit 15 000 euros  (3). » On pourrait multiplier les citations dans ce registre (lire « Commentaires »). Elles reposent toutes sur l’analogie entre l’Etat, présumé dépensier et mal géré, et un ménage, présumé soucieux d’équilibrer son budget.

Une connaissance même rudimentaire de la comptabilité obligerait les redresseurs du « bilan de l’entreprise France » à ne pas tenir compte du seul passif. Si l’Etat doit de l’argent à ses créanciers, il produit aussi des richesses durables. Par exemple, les infrastructures des administrations publiques. « Certes, signalent les économistes Jérôme Creel et Henri Sterdyniak, le nouveau-né français hérite d’une dette publique, mais il hérite aussi d’actifs publics : routes, écoles, maternités, équipements sportifs… Evoquer l’une sans évoquer les autres est peu rigoureux  (4). » Ainsi, en 2006 (derniers chiffres connus), les actifs financiers (les créances) et non financiers (essentiellement les infrastructures) des administrations excèdent largement leur passif financier (les dettes) ; la valeur nette de leur patrimoine est de 676,6 milliards d’euros (5), soit l’équivalent du tiers du produit intérieur brut (PIB). Autrement dit, au total, chaque berceau reçoit en héritage 11 000 euros de patrimoine public !

De plus, il convient de ne pas confondre l’endettement des administrations avec celui du pays pris dans son ensemble : la dette publique n’est pas la dette de la France. La richesse nationale totale comprend les actifs non financiers (biens fonciers, immobiliers, équipements, etc.) détenus par l’ensemble des agents publics et privés, qui représentaient plus de six fois le PIB en 2006, contre quatre fois en 1993. Il faut y ajouter les avoirs nets sur l’étranger (c’est-à-dire la somme de toutes les créances privées et publiques sur l’étranger, moins celles détenues par les agents non résidents sur notre économie), lesquels représentaient 6 % du PIB en 2006. Au total, notre pays n’est donc pas endetté vis-à-vis de l’étranger. Comme le notent Creel et Sterdyniak, « la France consomme nettement moins qu’elle produit et ne vit pas “à crédit”  (6) ».

Présentée du point de vue d’un comptable d’entreprise, mais cette fois avec rigueur, la dette publique apparaît soudain moins calamiteuse. Elle n’en repose pas moins sur une erreur de perspective : l’Etat est une entité économique et financière différente des autres. Il ne meurt pas, il ne fait pas faillite. On ne peut le comparer ni à un ménage ni à une entreprise.

http://www.monde-diplomatique.fr/2008/07/TINEL/16109

Par Bruno Tinel et Franck Van de Velde

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