Le roman ne se dérobe donc pas
à l’histoire, au mythe, à la légende, au passé et aux figures mythiques qui
l’ont consolidé comme forme imprenable. Mais il invente un dispositif « de
peu de durée », transitoire donc, éphémère, momentané, également tranchant
et sec : trois parties, trois fragments, qui organisent une matière
verbale livrée, peut-être, à elle-même dans un premier travail remontant à plus
de quarante ans. Le texte s’achève en effet sur la mention de deux datescouplées, avril 1963-mars 1964, juin-août
2008 : l’écrivain a dû laisser du temps au temps pour qu’advienne la juste
brièveté, la coupure tranchante qui démonte le palimpseste du souvenir.
Accepter que le texte soit un tissu déchiré, agrandir et déformer ces entailles,
ajourer le verbe pour qu’il laisse passer non pas la lumière, mais une obscurité
scintillante, concevoir une syntaxe dont la respiration s’articule aux blancs,
positionner les énoncés dans l’interlude des vides. Alors ce récit d’initiation
peut reconstruire un topos romanesque, celui de l’amour fou (la rencontre
amoureuse, la séparation par la mort, la recollection du souvenir par un sujet
livré à ses propres fantômes), dans une langue précise et brusque, descriptive
et sèche : une syntaxe qui dirige son rêve plutôt qu’elle ne le subit. Roman bref, autrement dit roman tissé
des fils de l’absence, du manque, de l’impossibilité de dire ; roman
s’autorisant fidélité à ces blessures ; roman jusque dans l’accord au
silence momentané, auquel place est faite par le recours aux espaces, aux
blancs et aux vides qui circonscrivent toutes les pauses dont la parole se
nourrit. Silence qui est, sans doute, encadré, à défaut d’être comblé, par la
musique, ainsi que le souligne la dédicace au compositeur néerlandais d’origine
allemande Konrad Boehmer.
Roman, certes. Roman conté,
conte romanesque et pictural dans la première partie du texte, puisque la géographie
est magique, la nature fastueuse, les personnages entreprenant une quête dont
les motifs restent inconnus. Roman d’analyse et d’aventure statique ensuite,
centré sur un narrateur artiste qui (se) voit, observe, et recompose sous
l’influence d’une Muse disparue : un narrateur à jamais dépendant d’une
Ophélie/Aurélia/Nadja qu’il ne peut arracher à la mort, narrateur voyageur qui
voit s’éloigner la possibilité du récit, du rêve et de l’amour incarné,
narrateur subitement distancié qui se perçoit comme un personnage extérieur
pour lequel s’impose le « il ». « Il s’aventure dans les roseaux
du marécage qu’il accepte, à ce point de son récit. Je le crois. J’ai reconnu
cela, le jardin de plaisance, le cœur du petit bois, les variations. J’avais
imaginé un espace ». Roman élégiaque enfin dans sa dernière partie, mais
qui décape la plainte et maintient la vérité comme une exigence intériorisée,
tendue, ravivée par la conscience de la supercherie probable, menaçante : « Tapotement
transmis le long des tuyauteries, repris à chaque éloignement, se répètent en
boucle sans fin des répertoires de mots d’angoisse : sang, absorbe, même morte, pupilles, visage, suspens, yeux, pénétrés, dans, ou, pour, mon, moi,
que, de, massacre, élargir, toi, tu, tout, vagues, souffle et
quelques autres. Tout se ferme, l’artère, et la porte réapparue s’abat. Terre.
Les insectes s’envolent, laissant à d’autres le soin de nettoyer la place ».
Roman bref tranche dans le vif de la
conscience de la langue et de l’histoire de la littérature. Il donne à entendre
une histoire morcelée qui, entre la vie et le rêve, le songe et le réel, rend
compte de la dimension fictive du je, et, parallèlement, de l’authenticité du
il romanesque. Chimère parmi tant d’autres, le roman travaille à libérer tous
ces captifs anonymes sur lesquels s’achève ce texte hanté.
Contribution d’Anne Malaprade
Michel Robic, Roman bref, Albertine,
2010, 46 p., 10 €