La Cour européenne des droits de l’homme a eu à se prononcer sur le sujet sensible du port de vêtements et couvre-chefs religieux dans l’espace public et ce, à l’occasion d’une affaire qui fait singulièrement écho aux débats récents en France concernant une possible interdiction du port du voile intégral ou “burqa” (V. notamment l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, droit-libertés 11 février et CPDH 14 février 2010 ). En marge d’une de leurs cérémonies, les membres d’un groupe religieux turc (« Aczimendi tarikatı ») défilèrent en 1996 dans Ankara vêtus de « la tenue caractéristique de leur groupe, composée d’un turban, d’un “salvar” (saroual) et d’une tunique, tous de couleur noire, et étaient munis d’un bâton » (§ 7). Ils furent arrêtés, placés en garde à vue puis en détention provisoire, initialement pour infraction à la législation qui « réprime la création et les activités d’organisations terroristes visant entre autres des fins fondamentalistes » (§ 8), puis furent poursuivis « pour infraction à la loi no 671 relative au port du chapeau ainsi qu’à la loi no 2596 sur la réglementation du port de certains vêtements, qui interdit le port de certaines tenues religieuses dans les lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques en dehors des cérémonies religieuses » (§ 10). Entretemps, une partie d’entre eux refusèrent d’ôter leur turban lorsqu’ils comparurent devant la Cour de sûreté de l’État « vêtus de la tenue représentative de leur secte » (§ 9). Tous les membres du groupe religieux arrêtés lors du défilé furent condamnés à une faible amende (de 2,4 à 4 dollars américains) au titre de ces infractions vestimentaires.
Saisie par 127 requérants, la Cour relève d’abord que ceux-ci « ont été sanctionnés au pénal pour leur manière de se vêtir dans des lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques » (§ 34). Surtout, cette condamnation « pour avoir porté ces vêtements tombe sous l’empire de l’article 9 de la Convention, qui protège, entre autres, la liberté de manifester des convictions religieuses » car divers indices témoignent de ce caractère religieux (« leur religion leur imposait de se vêtir de cette manière » et ils le firent dans le cadre d’ « une cérémonie à caractère religieux » – § 37).
Cette ingérence ainsi caractérisée est considérée par la juridiction strasbourgeoise comme prévue par la loi (§ 42 – même si « ces lois, adoptées il y a près de soixante-dix ans dans le contexte de la naissance de la République, n’ont pas été appliquées depuis longtemps et ont perdu leur prévisibilité s’agissant du port d’autres couvre-chefs que le chapeau » - la Cour préfère cependant passer outre ce point afin de ne pas arrêter son examen à ce stade) et poursuivant des buts légitimes (§ 44 – « le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui »). L’ingérence achoppe cependant sur la dernière exigence de conventionalité prévue à l’alinéa second de l’article 9. En effet, sur le terrain de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour constate tout d’abord que « les requérants sont de simples citoyens […et] ne peuvent donc être soumis, en raison d’un statut officiel, à une obligation de discrétion dans l’expression publique de leurs convictions religieuses» (§ 48). Par ailleurs, il ne s’agissait pas non plus « de la réglementation du port de symboles religieux dans des établissements publics, dans lesquels le respect de la neutralité à l’égard de croyances peut primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion » (§ 49 v. par exemple, dans le cadre scolaire, Cour EDH, G.C. 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, Req. n° 44774/98 ; V. aussi Lettres droits-libertés des 8 décembre 2008 – II – et 19 juillet 2009 – II – et CPDH catégorie “voile“). Enfin, « la façon dont les requérants ont manifesté leurs croyances par une tenue spécifique [ne] constituait [pas] ou [ne] risquait [pas] de constituer une menace pour l’ordre public ou une pression sur autrui » (§ 50) et ils n’ont pas « tenté de faire subir des pressions abusives aux passants dans les voies et places publiques dans un désir de promouvoir leurs convictions religieuses » (§ 51). En conséquence, ces sanctions fondées sur « la tenue vestimentaire [portée] dans des lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques » ont constitué une « atteinte [injustifiée…] au droit des requérants à la liberté de manifester leurs convictions » (§ 52).
La Turquie est donc condamnée pour violation de l’article 9.
La solution de cet arrêt n’est en rien novatrice ou surprenante. Toutefois, elle permet un utile rappel de l’ensemble des motifs au nom desquels la Cour peut admettre qu’un État limite le port de certains vêtements manifestant une opinion religieuse sans pour autant violer la liberté de religion (représentants de l’État dans l’exercice d’une fonction publique ; usagers d’établissement public scolaires ; menaces directes pour l’ordre public ou autrui ; prosélytisme abusif). En ce sens, donc, un État qui interdirait certains vêtements « dans des lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques» en dehors de ces hypothèses dépasserait la marge nationale d’appréciation qui lui est accordée (V. contra l’opinion dissidente du juge Popović : « la majorité a manqué à situer l’affaire dans le cadre remarquablement complexe de la vie sociale de l’État défendeur ») et s’exposerait à une condamnation à Strasbourg.
Ahmet Arslan et autres c. Turquie (Cour EDH, 2e Sect.23 février 2010, Req. no 41135/98 )
“Port de vêtements et couvre-chefs religieux dans l’espace public”
Actualités droits-libertés du 23 février 2010 par Nicolas Hervieu