ANGLETERRE- 1902
Editions Gallimard, L'imaginaire
Un récit culte que je souhaitais lire depuis des années ; c'est chose faite. Un avis partagé : pas un réel coup de coeur mais un intérêt certain
pour la technique de narration et le pouvoir de suggestion incontestable du roman. L'occasion aussi de se faire un avis sur un "roman colonial" qui considère l'Afrique comme un un
espace sauvage, une jungle profonde, lieu de la magie et de l'ensorcellement.
L'intrigue est simple (l'auteur s'inspire de sa propre expérience de marin sur le fleuve Congo) : un soir, dans le port de Londres, sur un bateau à quai, le capitaine de marine marchande Marlow
raconte son aventure de capitaine "d'eau douce" sur le fleuve Congo dans l'Afrique sauvage : il est chargé par la Compagnie du fleuve de ramener le capitaine Kurtz qui a sombré peu à peu dans la
folie après s'être voué corps et âme à la conquête de l'ivoire.
Commence alors un long voyage dans les ténèbres. Mais les ténèbres ne sont pas à prendre au premier degré ; il ne s'agit pas des "sauvages" d'Afrique qui épient les occidentaux sur les rives du
fleuve ; il s'agit des ténèbres intérieures de l'homme. Conrad scrute les dérives du colonialisme sur l'âme humaine ; Kurtza renoué avec la sauvagerie originelle, celle de l'homme primitif. Il ne
connaît plus de limites, ni de lois. Au fond de lui-même, dans ses ténèbres, il ne trouve que le néant et l'horreur (ses derniers mots avant de mourir). D'ailleurs, le titre anglais est Heart of
Darkness, Coeur de ténèbres, qui désigne bien l'âme damnée et nom le lieu "Au coeur" de la jungle ténébreuse.
Il est vrai que Conrad n'accorde la moindre psychologie à un personnage africain. D'ailleurs, ils sont toujours représentés comme une horde dans la jungle qui épient sur la rive du Congo. Le
peuple africain apparaît sous forme de cris, de frôlements, de bruits de sagaies mais jamais avec la parole.
Le but n'est pas à proprement parlé de condamner l'esclavage mais de faire un portrait à charge des colonialistes qui plongent dans le continent noir pour faire corps avec la sauvagerie des temps
anciens, où aucune loi ne vient freiner les fantasmes les plus veules.
On retiendra la magie de la narration où Marlow avoue à son auditoire son incapacité à raconter un rêve éveillé. Pourtant, ce récit est d'un rare pouvoir suggestif ; le capitaine Kurtz n'apparaît
qu'à la fin mais tout le récit est imprégné de sa présence magnétique. De même, les Africains ne sont que des ombres, des fantômes cachés derrière la végétation de la jungle mais ils sont évoqués
avec leurs cris, leurs regards; Au lecteur de faire son propre spectacle....
Au fur et à mesure de la descente du fleuve, le narrateur Marlow est happé par le magnétisme de Kurtz ; en voyant et en entendant les rumeurs de la jungle, il est hypnotisé par le pouvoir de la
sauvagerie, personnifiée telle une déesse démoniaque. Lui-même se prend au jeu du retour aux temps primitifs, à l'hypnotisme de la sauvagerie....
" La terre en cet endroit n'avait pas l'air terrestre. Nous sommes habitués à considérer la forme entravée d'un monstre
asservi ; mais là on découvrait le monstre en liberté. Il était surnaturel et les hommes étaient...Non, ils n'étaient
pas inhumains. Voyez-vous, c'est là le pire, ce soupçon qu'on avait qu'ils n'étaient pas inhumains. On y arrivait petit à petit : Sans doute, ils hurlaient, bondissaient, tournaient sur
eux-mêmes, faisaient d'affreuses grimaces, mais ce qui saisissait, c'est le sentiment qu'on avait de leur humanité pareille à la nôtre, la pensée de notre lointaine affinité avec cette violence
sauvage et passionnée. -Vilain, certes, c'était assez vilain. ..Mais pour peu qu'on en eût le courage, il fallait bien convenir qu'on avait en soi une sorte d'indéfinissable velléité de répondre
à la directe sincérité de ce vacarme, l'impression confuse qu'il s'y cachait un sens que vous étiez, vous si loin de la nuit des âges, capable de comprendre..Et pourquoi pas ! L'esprit de l'homme
contient tous les possibles, parce que tout est en lui, tout le passé comme tout l'avenir. Qu'y avait-il là-dedans, après tout ? Joie, frayeur, douleur, vénération, courage, colère, qui saurait
le dire ? De la vérité en tout cas, de la vérité dépouillée des oripeaux du temps
"La sauvagerie l'avait caressé sur la tête et celle-ci était devenue pareille à une boule, à une boule d'ivoire. ..Elle
l'avait caressé, et il s'était flétri ; elle l'avait saisi, aimé, étreint, elle s'était glissée dans ses veines, elle avait consumé sa chair et avait scellé son âme à la sienne par les indicibles
sacrements de je ne sais quelle initiation diabolique...
...Vous ne pouvez pas comprendre...Et comment comprendriez vous, vous qui sentez le pavé humide sous vos pieds, entourés que vous êtes de voisins obligeants, prêts
à vous applaudir ou à vous tomber dessus, vous qui cheminez délicatement entre le boucher et le policeman, dans la sainte terreur du scandale des galères et de l'asile d'aliénés ; comment
imagineriez-vous cette région des premiers âges où ses pas désentravés peuvent entraîner un homme, à la faveur de la solitude absolue, de la solitude, sans policeman ! à force de silence, de ce
silence total où le murmure d'aucun voisin bien intentionné ne se fait l'écho de ce que les autres pensent de vous ...C'est de ces petites choses-là qu'est faite la grande différence ...Qu'elles
disparaissent et vous aurez à faire fond sur votre propre vertu, sur votre propre aptitude à la fidélité.
A lire le très
bon article sur ww.sielec.com (Société
Internationale d'Etudes des Littératures de l'Ere Coloniale.).
Quant au lecteur, il suit l'itinéraire de Marlow ; sceptique au début puis de plus en plus hypnotisé...