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James Agee, "Brooklyn existe" (Christian Bourgois Editeur)
Publié le 23 février 2010 par BlogcoolstuffEn 1939, le magazine Fortune commande à James Agee un article sur le quartier de Brooklyn en vue d'un numéro spécial consacré à la grosse pomme. Le magazine sortira effectivement, mais sans la copie d'Agee, sans doute jugée trop éloignée du ton journalistique qu'on en attendait certainement, trop poétique, trop décalée comme on dirait de nos jours. Le texte d'Agee attendra près de 30 ans pour être rendu publique, sous forme de livre finalement. Le lecteur français le découvre aujourd'hui grâce aux bons vouloirs de l'éditeur Christian Bourgois et d'Anne Rabinovitch, traductrice.
Quant à savoir quel peut bien être l'intérêt d'éditer aujourd'hui, en 2010, un texte sur ce borough de New York tel qu'il était au commencement de la deuxième guerre mondiale, c'est ce que comprendront aisément tout ceux qui se pencheront sur ce petit ouvrage d'une cinquantaine de pages aux travers desquelles il apparaît clairement que si Brooklyn et Manhattan ont toutes deux évoluées, elles l'ont chacune fait selon leurs identités propres qui elles, bien entendu, sont demeurées inchangées et reconnaissables aujourd'hui comme hier. Pour preuve, James Agee ne faisait-il pas déjà le remarquable constat selon lequel Brooklyn était entré dans une phase de "dégénérescence progressive due à l'irruption d'artistes, de journalistes, de communistes, de bohémiens et de coiffeurs, venus surtout de Manhattan" ?
D'emblée la scène est ainsi campée et les termes de la principale problématique sont posés : comment être New York tout en se distinguant de Manhattan ? D'où le titre de cet opuscule en forme de constat, voire de revendication : "Brooklyn existe". Car s'il est besoin d'affirmer que "Brooklyn is" c'est bien entendu à cause de Manhattan que l'autochtone comme le visiteur étranger ont tendance à prendre pour le tout de New York City. Mais si revendication existentielle il y a bel et bien dans la prose d'Agee, celle-ci est tout sauf manichéenne : nul besoin de maudire Manhattan la bien aimée pour louer Brooklyn l'outsider. Il ne s'agit pas tant d'un duel fratricide que d'une coexistence nécessaire car, comme le souligne si justement Agee, "sans Manhattan, cet air spécifique à Brooklyn n'existerait pas ; car pour apprécier réellement ce à quoi on échappe, il faut que ce soit à la fois proche et éloigné".
Cependant, ne nous y trompons pas, ce qui fait tout le charme de ce livre, c'est sans doute qu'il n'est pas un livre à thèse, qu'il n'est ni un essai ni une étude universitaire. Pour décrire Brooklyn tel qu'il l'a vécu Agee a une arme qu'il maîtrise de main de maître, celle de l'écriture, de la prose qui pour être juste n'en est pas moins poétique, réaliste et lyrique à la fois en quelque sorte. Ses phrases savent en effet s'étirer quand il évoque l'horizontalité du quartier tout comme ses vastes étendues presque désertes, comme si elles mettaient en scène une forme de vide sans égal de l'autre côté du pont.
Sa prose sait également se donner à lire par strates successives quand elle définit Brooklyn comme quartier de New York réunissant en lui-même nombre de sous-quartiers (Williamsburg, Brooklyn Heights, DUMBO, Park Slope, Bushwick...), comme un vaste patchwork ("créature en patchwork issue de la folle croissance de quinze ou vingt villages, désormais cousus et piqués bord à bord, dénuée d'un centre vaguement proportionné à sa masse") dans lequel cohabitent des populations hétéroclites au possible.
Son écriture se fait par ailleurs volontiers polémique comme dans ce passage où les impressions du promeneur s'élèvent jusqu'aux méditations de l'historien des arts évoquant "la certitude qui s'impose à nous, bon gré mal gré, à savoir que la force et la qualité de tout art inspiré par la rue ou par la vie domestique sont proportionnelles au degré de pauvreté et au préjudice dû aux origines". Au besoin elle va plus loin et se montre plus précise encore quand elle s'attarde, par exemple, sur les gaffitis alors tracés à la craie et qui ornent les murs du quartier : "Et partout des dessins de phallus, de fellation, de bateaux, de maisons, d'avions, de héros de western, de femmes et de monstres extirpés du souvenir des traversées innommables de l'utérus, émaillant les murs et les allées, et disparaissant à la première grosse averse".
On pourrait encore vanter le James Agee disséqueur de la sensation, capable d'affirmer "je reconnais un silence si puissant et si spécial qu'il a un parfum à lui" et évoquant pèle-mêle "le souffle d'une douce brise sur la route côtière", les différents types d'architectures présents dans le quartier (les "énormes hangars et leurs murs épais d'un mètre", "les heurtoirs en fer forgé, les marches en béton blanc, les portes en chêne avec des judas grillagés, des petites touches de l'époque élisabéthaine, coloniale, byzantine") ou encore le charme indicible de Cosney Island... Autant de facettes de ce borough où "l'uniforme et le varié s'affirment avec force" et que le style d'Agee sait rendre tangibles.
C'est dire à quel point James Agee sait contraindre les mots et forger les phrases. Sous sa plume, loin de trahir sa pensée, le langage, de par son rythme, sa structure et ses assemblages savants, en vient à ne faire qu'un avec à la réalité qu'il a à traduire et à laquelle il participe ainsi de fait. "Brooklyn existe" c'est Brooklyn telle qu'elle est, c'est Brooklyn à lire.
Les amoureux de la Big Apple trouveront également de quoi se sustenter ici et là...