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Si Paulhan se méfiait jadis de Simenon, il n'était pas le seul. Quelques années plus tôt on raillait l'engouement de Gide, lequel proclama : " Que Simenon soit aujourd'hui notre plus grand romancier, c'est ce que demain je ne serai plus seul à dire. " Ne restait plus qu'il prophétise que certain snobisme s'en mêlant, peu manquerait bientôt que Simenon ne devienne une coqueluche là où la veille son nom était frappé d'interdit. Ce qu'il fit. Le pari semblait téméraire : ses défenseurs, en dehors de Gide et d'André Thérive, critique littéraire à la mode, étaient encore peu nombreux en ce temps-là. Longtemps spécialisé dans des genres canailles - romans pour " cousettes ", aventures exotiques, érotiques..., peut-être de meilleures, tant ses ressources paraissaient inépuisables -, Simenon, fils d'un modeste scribouillard et d'une hystérique qui le haïssait, y avait déjà acquis fortune à trente ans, plastronnant en De Dion Bouton ou en yatch selon la saison, menant grand train place des Vosges où il invitait le tout-Paris de l'époque à de sulfureuses matines qui, comme de juste, commençaient le soir et s'achevaient à l'heure où les honnêtes gens s'apprêtent à reprendre le collier. Ce qui n'était pas habituel. Et bien vu, encore moins.
Il est vrai, Simenon cadrait mal avec le portrait-type de l'écrivain français, issu de la grande école, au minimum héritier d'une belle famille et mangeant juste ce qu'il faut. L'abbé Mugnier, dont la silhouette de bonbonnière hantait encore le faubourg Saint-Germain, le lui aurait volontiers expliqué, s'ils s'étaient rencontrés. Mais la rencontre, on s'en doute, n'eut jamais lieu : Simenon ne fréquentait pas les mêmes églises. Avec le recul des années, on mesure combien Gide avait dû prendre sur lui pour consentir à parrainer auprès de Gaston (Gallimard) un autodidacte au poil dru et friand de rollmops, qui avait écrit des milliers de contes et à peine moins de romans alimentaires, en plus des premières oeuvres " semi-littéraires " : Pietr-le-Letton, Le charretier de la Providence, Le pendu de Saint-Pholien (premiers pas du commissaire Maigret) et Les fiançailles de Monsieur Hire, La maison du canal (dont Mac Orlan avait fait son livre de chevet) ou un chef-d'oeuvre comme Les Pitard (dont Céline estimait qu'on devrait en parler tous les jours), pour ne citer que quelques-uns des premiers romans sans Maigret où la fameuse " atmosphère Simenon " s'affirmait déjà. Mais pour Gide, Simenon était aussi un mystère qui le dépassait, et pour cette raison il valait bien sans doute qu'il versât un peu d'eau dans son encre : comment un jeune homme, qui n'avait étudié ni le latin ni grec (qui n'avait suivi aucune humanité, comme on disait alors), incapable de formuler aucune idée qui ne soit surprenante de banalité, de penser mieux, en définitive, que le premier raseur venu (comme viendraient à le confirmer beaucoup plus tard ses " Dictées "), réussissait-il en effet, dans le même temps, à écrire des romans tels que Le testament Donadieu, admirable radiographie des moeurs provinciales françaises des années 30 ? Non moins extraordinaire lui semblait la facilité avec laquelle il écrivait : moins d'une dizaine de jours en moyenne lui étaient nécessaires pour trousser un livre de quelque deux cents pages. Le phénomène aurait pu scandaliser le romancier empêché qu'était Gide. Or l'éblouissement du lecteur l'emportait toujours chez lui, s'il lui arriva parfois d'ergoter en reprochant tel choix à son cadet, comme celui, par exemple, de ne s'intéresser qu'au quart-monde, aux abouliques, aux ratés de tout poil.
On aime convoquer l'auteur des Faux-Monnayeurs, lorsqu'il s'agit d'évaluer Simenon. Il est vrai que l'autorité de son jugement, courageux à une période où Simenon était habituellement considéré comme un faiseur, est demeurée intacte. Il en est pourtant qui continuent de lui battre froid, comme le critique académicien Angelo Rinaldi : il le hait à en perdre le sens commun. Pour notre part, et tout en pensant que les Maigret constituent un pan de l'oeuvre plutôt négligeable (certains, comme Le voleur de Maigret, nous paraissent atteindre un niveau de médiocrité assez difficilement surpassable dans le genre), il nous semble incontestable que quelques romans, tel Pedigree, paru dans la Bibliothèque de la Pléiade (3ème volume), ou Le Chat (qui figure dans le 2ème), sans oublier une poignée d'autres parmi lesquels ceux que nous citons plus haut, sont d'authentiques réussites à faire pâlir bien des professionnels en odeur de sainteté aujourd'hui. Qui sait même si ces romans-là n'auraient pas suffi à le faire passer à la postérité ?