L'autre côté de Fred Neil

Publié le 22 février 2010 par Bertrand Gillet

Cette vie consacrée à rien d’autre que la musique.
Fred Neil n’était pas vraiment un rockeur. Un folkeux de NYC, prostré en ces lieux comme sur la pochette de Bleecker & MacDougal, cheveux fous bousculés par la houle de la nuit. L’homme a cette trempe incroyable, l’allure de ces aventuriers magnifiques que les ports du monde déversaient en grand nombre. Ces étrangers flamboyants qui façonnèrent l’Amérique. Août 1965. Dans la nuit bleue des studios Elektra où le déjà incontournable Paul Rothchild officie, Fred Neil couche les treize blues de Bleecker & MacDougal, son premier vrai disque. Avec sa tronche de Kerouac angélique, Neil détonne dans le circuit du folk traditionnel. Sa voix d’abord. Ample. Voluptueuse. Granuleuse. Si enveloppante. Cette façon de chanter aura sans doute pas mal inspiré de jeunes artistes américains nés pour bâtir la légende des sixties, Tim Buckley en tête (qui reprendra The Dolphins). Sa voix couche donc ces treize chansons incroyables, elle les allonge, ces dernières se pliant à son timbre flatteur, doux comme du miel, rude comme un bois veiné. Le mixage très en avant, transcende le verbe charmeur de Fred Neil. On le prend en pleine face, on en a plein les oreilles et la tête de rêver alors à je ne sais quelle virée vers le grand ouest, le cul vissé dans le cuir d’une bagnole à dérouler les kilomètres si avidement. Le trip de la route. Du voyage initiatique. On se plait aussi à songer à cette vie fantasque dans les tiroirs urbains de la Grosse Pomme. Au cœur de West Village, dans ce périmètre quasi victorien qu’arpentaient les intellectuels, musiciens et vagabonds de passage. Toute la bohème s’y rencontrait dans un capharnaüm de couleurs et d’idées, de sons et de clameurs. Ces quelques rues possèdent leur esprit, elles dégagent une solide impression de dérive heureuse. On s’y abandonne sans détours. Il en est de même pour les chansons de Fred Neil. Leur musicalité portée par des guitares, acoustique et électrique, constitue le deuxième atout de ce disque. Sur Blues On The Ceiling, la démonstration est flagrante. Le jeu fluide tisse une électricité moelleuse, presque jazz, écrin parfait pour les histoires de Neil. On est loin des blues rugueux de Howlin’ Wolf, même si l’harmonica chanteur nous plonge dans un sud fantasmé, moite, abrasif comme un soleil incertain. Little Bit Of Rain semble presque psychédélique, alangui et bercé par ses cordes scintillantes qui renvoient alors aux grandes fresques abstraites du Tim Buckley de Lorca. Entre tradition et modernité, Bleecker & MacDougal évolue comme un ruisseau que rien ne pourrait détourner de son but. D’une beauté étourdissante se distingue également cette mirifique composition Other Side Of This Life, premier titre « écolo » de l’ère rock. Alors que les chevelus de Haight Ashbury n’ont pas encore investi leur futur bastion. Un an après, sort son deuxième album, sobrement intitulé Fred Neil. Poussant son art vers des contrées rarement explorées jusque-là, on est en 1966, son folk s’y fait plus solaire encore. Pouvait-on rêver plus belle entrée en matière que The Dolphins. Presque aqueux, le morceau semble baigner dans un ciel ultramarin dilué, les arpèges orientaux, sans sombrer dans le cliché ni le pastiche, flattent l’âme. Ba-De-Da, That’s The Bag I’am In, Faretheewell (Fred's Tune), I've Got A Secret (Didn't We Shake Sugaree) sont de vraies chansons à l’écriture précise, sobre mais habitée. Elles révèlent un talent. Authentique. Les générations qui arrivent ne s’y tromperont pas. Car le cas de Fred Neil dépasse de loin ces inaltérables chefs-d’œuvre. Deux chansons furent ainsi les hymnes de la jeunesse hippie qui se découvre alors le temps d’un été, celui de l’amour. Other Side Of This Life sera repris par la terre entière, à commencer par Jefferson Airplane qui en fera le tube de son premier album en 1966. D’autres groupes s’empresseront de livrer leur propre version : The Animals, The Youngbloods, The Lovin’ Spoonful, Karen Dalton pour ne citer qu’eux. Everybody’s Talkin’ réarrangé par le jeune prodige pop américain ami des Beatles, Harry Nilsson, demeure l’interprétation la plus emblématique. Premièrement pour la qualité de la production : mêler ambiance country folk et cordes célestes relève du génie intégral, la voix de ce bon vieux Harry faisant le reste et de quelle manière. Deuxièmement, parce qu’elle fut à l’époque retenue pour figurer parmi la BO de Macadam Cowboy, chef-d’œuvre réunissant le solaire John Voight et le maladif Dustin Hoffman. Mais, l’héritage de Fred Neil ne s’arrête pas en si bon chemin. Ils sont légions ces morceaux usés jusqu’à la corde : That's the Bag I'm In, Country Boy & Bleecker Street transcendés par les magiciens psyché de H.P. Lovecraft, Blues on the Ceiling rejoué par le baladin Tim Hardin. Buzzy Linhart qui accompagna Fred Neil avec son groupe, Seventh Sons, entre 1965 et 1966, donna de That’s The Bag I’m In une version dans la plus pure tradition hippie. Plus tard, il publiera sous son propre nom des disques marqués par l’inspiration raga dont Neil fut l’un des premiers zélateurs.  Un héritage sans pareil, si l’on fait bien sûr abstraction de Dylan et de Donovan. Le plus frappant tiendrait dans cette formule : Fred Neil, le musicien le plus influent du folk rock, mais aussi le plus mystérieux, le plus méconnu. Peut-être parce que l’homme était modeste, discret, ce que l’on dit aujourd’hui de lui. Peut-être aussi parce que son ambition tenait dans le simple fait, authentique, d’écrire de bonnes chansons : elles furent toutes magnifiques. Jamais le mot spiritualité n’a aussi bien collé à un artiste. La mystique qui se concentre dans ces deux albums suffit à irradier un occident encore naissant, capté par une jeunesse avide de liberté, en quête de mythes à célébrer. Fred Neil en fut un, sans doute malgré lui. Le mythe s’est d’ailleurs éteint le 7 juillet 2001 dans le bleu languide de Floride. Comme ça. Dans l’anonymat. Dans le silence perceptible d’un arpège de guitare.
http://www.youtube.com/watch?v=I1Hb-6r4Ihg



23-02-2010 | Envoyer | Déposer un commentaire | Lu 1889 fois | Public Ajoutez votre commentaire