Même si toute œuvre est désormaisappréciée par un public européen, sa signification profonde risque de lui échapper pourtant le plus souvent.
Pour les Aborigènes, la terre est couverte d'un système de signes, telles les traces que pistent les chasseurs qui se déplacent non pas dans un simple décor mais dans un domaine chargé de significations.
Lespas des ancêtres ont ainsilaissé de véritables empreintes dans les chemins qu'ils tracèrent sur le sol ou sur les gravures présentes sur les plateaux rocheux ou sur les rocs. Les empreintes constituent l'un des motifs les plus anciens et les plus traditionnels de l'art rupestre australien, et l'on en produit encore de nos jours comme autant de signes représentant des traces animales utilisés dans les dessins sur sable ou dans les peintures acryliques .
Les éléments topographiques du paysage sont donc les marques les plus manifestes de la présence des ancêtres. Lorsque les hommes parcourent ce paysage, ils se remémorent les grandes épopées qui l'ont façonné.
ancêtres choisirent certains éléments topographiques et les transcrirent sous une forme verbale ou graphique.
« Les ancêtres du Temps du Rêve existaient avant que le paysage ne prenne forme : ils l'ont modelé et l'ont chargé de sens. Les peintures aborigènes sont des représentations conceptuelles qui suggèrent une certaine appréhension du paysage, et non des relevés topographiques. Quand elles représentent les caractéristiques d'un territoire, elles n'entendent pas indiquer les reliefs, mais plutôt la symbolique mythologique du site.(c’est moi qui souligne !) howard morphy .l’art aborigene .phaidon
Chaque groupe de motifs doit être interprété en fonction du contexte rituel, social et politique dans lequel il apparaît. La signification s'élabore en fonction du pouvoir spirituel. Images et motifs religieux, une fois appliqués à un objet, que ce soit la peau d'un acteur rituel ou la surface externe d'un bouclier ou d'un sac, ont le pouvoir de transmuer cet objet en le faisant passer d'un état ordinaire à un état extraordinaire, du profane au sacré. Dans les cérémonies, la peinture et les dessins ont pour rôle de transfigurer les corps et les objets en les rendant éclatants.
Les niveaux d'interprétation varient selon les connaissances rituelles de l'artiste et de l'observateur et supposent une compréhension du paysage ancestral.
En premier lieu, ces peintures ne postulent aucune échelle ou orientation conventionnelle (telle qu'avec une boussole). Alors que l'art occidental a déterminé certaines conventions dans la réalisation des cartes ou des paysages - haut et bas, gauche et droite, nord et sud -, c'est rarement le cas dans l'art aborigène. Les peintures sont fréquemment produites à même le sol, l'artiste ajoute des détails pendant qu'il tourne autour et chaque section de la peinture peut avoir sa propre orientation géographique. … Dans une peinture, plusieurs orientations coexistent bien souvent ; des vues différentes du paysage peuvent se superposer les unes aux autres, et la hiérarchie proportionnelle des éléments de la composition indique davantage leur importance symbolique au sein du mythe que leurs relations géographiques.
L'ensemble de la création, de toute vie humaine, est répertorié dans le paysage auquel les ancêtres sont inextricablement associés. Presque tout ce qui existe a sa place dans le Temps du Rêve, qu'il s'agisse d'un animal tel que le kangourou ou l'émeu, d'un objet comme le lanceur, la pointe de pierre ou la coiffe de cérémonie, d'une pratique rituelle comme la circoncision ou même d'une maladie comme le rhume ou la variole. Et tout ce qui a sa place dans le Temps du Rêve correspond sur terre à un lieu donné : une colline est en réalité le corps métamorphosé d'un kangourou, des pierres ont jailli autrefois du corps d'un ancêtre, et ainsi de suite.
Les aborigènes peuples chasseurs interprètent les traces visuelles à l’aide de savoirs qu’ils vont ensuite projeter dans l’espace(y compris pictural). La pensée aborigène est une pensée du réseau et de la connexion : tout interagit dans l’univers règne animal ou végétal, la surface comme le monde souterrain ou le ciel. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement. Barbara glowczewski
Pour une série de raisons dues à la colonisation mais aussi à sa grande complexité, L’histoire de l'art aborigène se caractérisa dans un premier temps par son invisibilité et le déni dont elle fut l'objet. Les récits des premiers explorateurs font peu référence à l'art, et peu d'œuvres furent collectées. Certaines des premières gravures et peintures européennes représentant des rituels montrent des motifs de peintures corporelles (Elles évoquent l'art rupestre et les sculptures sur sol). Toutefois, les descriptions sont généralement bien minces et truffées d'adjectifs tels que « primitif » ou « grossier ». Lorsque des œuvres étaient admirées pour l'habileté de leur exécution ou leur effet esthétique, on leur accordait souvent une origine étrangère.
l'art aborigène demeura pour une grande part hermétique aux colons européens. Selon l'idéologie coloniale, l'Australie était Terra nullius : une terre déserte de toute présence humaine.(voir articles correspondants) Moins les Aborigènes étaient matériellement visibles, plus l'appropriation de leurs terres corroborait cette vision. Il était dans l'intérêt du colon de ne pas voir l'art aborigène. Cette idée fut renforcée par la théorie socio-évolutionniste qui se développa vers le milieu du XIXe siècle. Chasseurs et cueilleurs, les Aborigènes passaient pour les représentants d'une forme primitive de société. Ils auraient été les précurseurs des sociétés agricoles dont l'évolution s'était achevée avec l'avènement de la civilisation européenne.
Ce peuple vivait, pensait-on dans un état « proche de la nature », et ne possédait ni art ni religion. Jusqu'au XXème siècle, le discours sur l'art aborigène a posé la question de la ressemblance entre Aborigènes et colons. « Être comme les colons » sous-entendait agir comme eux et assimiler leurs formes culturelles.
Au début du XXe siècle, en Europe et ailleurs, les artistes commencèrent à s'intéresser aux formes artistiques non-européennes. L'indépendance de ces œuvres envers toute tradition académique, associée au fait qu'elles étaient censées évoquer les pulsions d'un artiste dit « primitif », permettait à l'art occidental de s'affranchir des contraintes de sa tradition académique ; il contribua fortement à la découverte de leur valeur esthétique.
«Je suis allée à la rencontre de gens qui n'ont rien vu ni connu d'autre qu'eux-mêmes et qui, depuis toujours, n'ont cessé d'utiliser les mêmes symboles pour s'exprimer. Ce sont les Aborigènes d'Australie. Si un art national peut surgir dans un pays, c'est uniquement à partir de l'art de ces êtres-là. » Margaret Preston interroge : «La France serait-elle maintenant à la tête de toutes les nations dans le domaine des arts si ses artistes et artisans n'avaient emprunté non seulement à l'art de ses propres colonies mais, tout aussi librement, à l'art des colonies des autres pays ? En nous tournant vers l'art des primitifs, nous devons nous souvenir qu'il s'agit d'en faire le point de départ d'une renaissance. ».
Sous son impulsion, les Aborigènes entrèrent au musée des Beaux-Arts de la ville de New York en 1941 ! L'exposition fera le tour des États-Unis, ira au Canada. La manifestation se voulut une rétrospective complète de la peinture australienne, de 1788 à 1941, de la date officielle de la découverte du pays-continent par les colons jusqu'à l'année de l'exposition.M.PRESTON écrivit dans le catalogue: « Les Aborigènes d'Australie ont toujours été considérés comme la branche la plus basse de l'humanité; cela paraît faux si l'on étudie leur art»; elle souligne : « L'Australie est le seul pays au monde où les peintures rupestres sont toujours florissantes en tant qu'expression normale des Aborigènes»; ces fresques pariétales, semblables dans le Nord aux peintures sur écorce, et qui ne peuvent être vues que in situ, n'en sont pas moins contemporaines pour Margaret Preston qui conclut : « L'art aborigène représente non seulement des objets, mais des vérités essentielles, lesquelles peuvent, ou non, être vues par l'œil humain.
Après la Seconde Guerre mondiale, l'essor des études anthropologiques et l'intérêt croissant manifesté dans certains milieux artistiques australiens conduisirent à une plus grande appréciation de l'art aborigène. Les pièces rassemblées par l'ethnologue Charles Mountford, au cours d'une importante mission officielle en Terre d'Arnhem en 1948, furent par la suite réparties entre les divers musées nationaux. Il organisa quelques années plus tard une exposition de tableaux sur écorce qui fut présentée dans plusieurs villes d'Europe en 1957 et 1958.
En europe,le peintre français d’origine tchèque karel Kupka , devint ethnologue et accomplit plusieurs voyages en terre d’Arnhem. Son ami, Dawidi,chef desLiagalawirnir, luidemandad'échanger leurs noms ; ils furent désormais frères, et Karel Kupka fut admis dans les lieux sacrés de différents peintres initiés. Il publia le 20 novembre 1962 à la Guilde du Livre à Lausanne « Un art à l'état brut » présenté par un texte d'André Breton. Cet ouvrage, qui selon l’auteur devait montrer en Europe l'expression culturelle unique qu'il avait eu la chance de rencontrer, sera traduit en anglais, allemand et tchèque.
"Peintre voulant trouver une réponse à la question obsedante "pourquoi la peinture ?"
je me suis tourné vers les arts préhistoriques, et ceux appelés primitifs,
plus précisément vers la peinture des aborigènes australiens.. De peintre, je devins apprenti ethnographe »,.
Outre sont inestimable travail de recherche, le fruit de ses collectes principalement composé d'œuvres sur écorce, des meilleurs peintres liés aux plus anciennes traditions aborigènes constitue sans nul doute le plus important ensemble hors d'Australie. Cette collecte se répartit aujourd'hui principalement entre le Musée d'ethnographie de Bâle, et le quai Branly où il constitue désormais « la chambre des écorces ».
Aimer, d'abord. Il sera toujours temps, ensuite, de s'interroger sur ce qu'on aime jusqu'à n'en vouloir plus rien ignorer. Avant comme après cette enquête, c'est la résonance intime qui compte: sans elle au départ on est presque irrémédiablement démuni et rien de ce qu'on aura pu apprendre n'y pourra suppléer si, chemin faisant, elle est perdue. C'est là l'évidence que viennent renforcer tous les jours tant d'« explications de texte » s'entêtant à vouloir réduire les « obscurités » d'un poème alors que ce qui importe avant. tout est que, sur le plan affectif, le contact s'établisse spontanément et que le courant passe, soulevant celui qui le reçoit au point de ne lui faire nul obstacle de ces obscurités mêmes. De même qu'une œuvre plastique, quelle qu'elle soit, ne saurait avoir pour nous d'intérêt vital qu'autant qu'elle nous séduit ou nous subjugue bien avant que nous n'ayons élucidé le processus de son élaboration. Il en va tout spécialement ainsi de l'œuvre de ce que nous appelons — non sans gauchissement quand il vit de nos jours — un «primitif», soit, par définition, un être gouverné par des affects beaucoup plus élémentaires que les nôtres. …
Et, tout d'abord, quelle leçon ! La fin que poursuit l'artiste australien n'est en rien l'œuvre achevée telle que nous pouvons la cerner dans ses limites spatiales (il l'abandonne sans se soucier aucunement de sa préservation) mais bien, en tout et pour tout, la démarche qui y aboutit. Que certaines de ces peintures soient « uniquement produites pour le plaisir de l'effort créateur » ne saurait faire oublier qu'elles témoignent du même principe générateur que les autres, initiatiques, qui, sous le sceau du secret, propagent les mythes propres à la tribu. Il est flagrant que celles-ci et celles-là procèdent du même esprit, comme elles sortent des mêmes mains. Claude Lévi-Strauss, se référant à Lloyd Warner, qui a étudié les Australiens septentrionaux, considère que chez eux, « le système mythique et les représentations qu'il met en œuvre servent à établit des rapports d'homologie entre les conditions naturelles et les conditions sociales, ou, plus exactement, à définir une loi d'équivalence entre des contrastes significatifs qui se situent sur plusieurs plans : géographique, météorologique, zoologique, botanique, technique, économique, social, rituel, religieux et philosophique. » D'où l'immense intérêt de remonter à ce qui peut être le pivot d'un tel éventail, de saisir comment, selon encore Lévi-Strauss, « le système des représentations totémiques permet d'unifier des champs sémantiques hétérogènes. Un intense projecteur demandait à être braqué sur la trame initiale presque indifférenciée dont l'artiste seul décidera qu'elle va servir à exprimer, par exemple, le miel sauvage, la masse des algues ou le feu. Nous sommes là aux sources de la représentation conceptuelle, dont notre époque commence à voir qu'elle frappe de dérision la représentation perceptive. L'Aborigène, qui s'y tient, fait montre sur le plan plastique d'une quasi-infaillibilité….
L'« Alcheringa », le temps des rêves, qui est aussi celui de toutes les métamorphoses... ces lames d'eucalyptus saupoudrées de pollen qui en proviennent sont celles qui nous y ramènent le mieux. Aussi discrètes que les esprits « Mimis » de la mythologie australienne qui, à la moindre alerte, soufflent sur une fente de rocher pour l'agrandir jusqu'à ce qu'elle leur livre passage, elles tablent sur l'éphémère et opèrent par enchantement. »
Que l'homme, aujourd'hui en peine de se survivre, mesure là ses pouvoirs perdus ; que celui qui, dans l'aliénation générale, résiste à sa propre aliénation, « recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet. »
André Breton. preface a un art à l’etat brut de karel kupka.lausanne