G.Bardon et les premiers peintres de l'ècole de Papunya,desert central
Dans l’extrait suivant du chant des pistes de Bruce Chatwin, un couple d’Américain amateur d’art rend visite à la galerie australienne Lacey en présence du peintre aborigène stan.
Mrs. Lacey prit sa seconde paire de lunettes et demanda : « Qu'est-ce que tu as là, Stan ?
— Fourmi à miel, murmura-t-il d'une voix rauque.
La fourmi à miel, dit-elle en s'adressant aux Américains, est un des totems de Popanji. Cette peinture est un rêve de fourmi à miel….
Mais je ne vois pas une seule fourmi ici, dit l'homme. Vous voulez dire que c'est comme... comme la peinture d'un nid de fourmis ? Ces tubes rosés sont des galeries, c'est bien cela?
ancêtre Fourmi à miel.
— Comme une carte routière ? sourit l'Américain. C'est cela, je pensais bien que ça ressemblait à une carte routière.
- Exactement », dit Mrs. Lacey. L'Américaine, pendant ce temps, ouvrait et fermait les yeux pour voir quelle impression le tableau ferait sur elle lorsque, finalement, elle les laissa
ouverts.
« Magnifique ! répéta-t-elle
Les deux américains finissent par acheter la toile et demandent « ce qui se passe sur le tableau »
le vieux Stan pointa son index osseux vers le grand cercle bleu sur la toile.
Là se trouvait la Demeure Éternelle, expliqua-t-il, de l'ancêtre Fourmi à miel à Tâtâtâ. Et soudain ce fut comme si nous avions devant les yeux les rangs de fourmis à miel, avec leur corps rayé et brillant, leurs cellules débordant de nectar sous les racines de mulga. On voyait l'anneau de terre rouge feu qui enserrait l'entrée de leur nid et leurs itinéraires de migration quand elles se dispersaient à la recherche d'autres lieux.
« Les cercles, ajouta Mrs. Lacey avec obligeance, sont les centres de cérémonie des fourmis à miel. Les "tubes", comme vous les appelez, sont les sentiers du rêve. »
L'Américain était captivé. « Et est-il possible d'aller voir ces sentiers du rêve ? Là-bas, j'entends ? Comme à Ayers Rock par exemple ? Ou un endroit comme ça?
—Ça leur est possible, dit-elle. Pas à vous.
—Vous voulez dire qu'ils sont invisibles ?
—Pour vous. Pas pour eux.
—Alors où sont-ils ?
—Partout, répondit-elle. Pour ce que j'en sais, il y a un sentier du rêve qui passe au beau milieu de mon magasin.
—C'est à vous faire froid dans le dos, dit la femme en riant nerveusement.
—Et eux seuls peuvent le voir?
—Ou le chanter, ajouta Mrs. Lacey. Il n'y a pas de sentier sans chant.
-Et il y en a partout ? demanda l'homme. Dans toute l'Australie ?
—Oui, dit Mrs. Lacey, soupirant d'aise d'avoir trouvé une expression prenante. Le chant et la terre ne font qu'un..
- L'art des Aborigènes d'Australie est le dernier à prendre sa place au panthéon des grandes traditions artistiques mondialement reconnues. Héritier d'une tradition immémoriale qui s'est transmise d'une manière continue pendant cinquante millénaires au moins, il est toutefois resté relativement inconnu jusqu'à la deuxième moitié du XXe siècle. Sur la carte du monde publiée par les surréalistes en 1929, où l'avant-garde parisienne attribuait à chaque pays une taille proportionnelle à son niveau de créativité artistique, l'Australie était à peine représentée. Par contre la richesse récemment découverte des îles du Pacifique valait à celles-ci d'y figurer largement.
Pour des raisons de longueur des textes on m’excusera de ne traiter principalement ici que de la peinture
La fragilité des matériaux leur servant de supports rend difficile de déterminer l'ancienneté de la plupart des manifestations que nous rencontrons. Ses formes les plus durables sont, sans conteste, les innombrables fresques et gravures pariétales qu'on rencontre sur toute l'étendue du continent. Certains indices permettent d'affirmer que la peinture sur rocher était déjà pratiquée dans les escarpements de la Terre d'Arnhem il y a cinquante mille ans, c'est-à-dire bien avant l'époque des fresques paléolithiques d'Altamira et de Lascaux. Les préhistoriens ont établi que certaines gravures sur rocher découvertes en Australie-Méridionale datent au moins de 30 000 ans. D'autres peintures et gravures plus récentes, trouvées sur les mêmes sites ou ailleurs, témoignent d'une activité artistique qui s'étend sur plusieurs millénaires.
Les premiers Australiens venaient du nord et se sont répandus à travers le continent dont ils ont peuplé les divers territoires qui comprennent aujourd'hui, entre les zones tropicales du nord et les régions tempérées du sud, des déserts arides et de riches plaines alluviales. Avant la colonisation, les Aborigènes vivaient en petits groupes, de leur chasse, pêche et cueillette sur des territoires définis. Nullement isolés du reste du monde, les Aborigènes avaient toutefois réussi à préserver un mode de vie distinct, fondé sur un système de liens étroits entre la terre et la population, entériné par la religion. Au cours de l’histoire,Les pratiques culturelles se sont diffusées dans le pays sous des formes multiples dont témoigne la diversité des croyances religieuses, des rituels, des structures sociales, des langues .Il existait à l'arrivée des Européens plus de deux cents langues différentes et une multitude de dialectes ( il n'en subsiste à l'heure actuelle qu'une cinquantaine en usage courant) et plus particulièrement des pratiques et des idiomes artistiques.
L'art occupe une place centrale dans la vie des Aborigènes d'Australie et il reste essentiellement lié au domaine religieux. Il incarne le lien sacré à la terre et la production artistique est l'une des conditions de l'existence. Chaqueterritoire estjonché de sites sacrés liés aux héros ou héroïnes mythiques du « Temps du Rêve ».
Le « Temps du Rêve », (Dreamtime), notion fondamentale de la culture aborigène, évoque une période qui commence avec la genèse du monde ,qui embrasse un passé immémorial et qui n’est pas pourtant révolue. Le terme sert, loin de notre usage restreint, à désigner non pas un monde de songe ou d'irréalité, mais un ordre de réalité qui transcende l'expérience quotidienne.
Le rêve exalte les actes et les exploits des êtres mythiques et des ancêtres créateurs, ( les Pythons Arc-en-ciel, les Hommes-Eclairs, les Sœurs Wagilag, les Tingari et les Wandjina,etc..) qui, sous leur apparence humaine ou sous d'autres formes, ont parcouru un univers encore amorphe. Ces « êtres du rêve » voyagèrent et laissèrent sur la terre les empreintes matérielles de leurs actions extraordinaires. Ainsi, ils sculptèrent le paysage et le ciel, créant tout ce qui s'y trouve et instaurant les lois qui régissent le comportement social et religieux. Le rêve ne se réduit cependant pas à un code de vie, à un outil de contrôle social ou à une simple chronique de la création, circonscrite dans le temps et liée à une période bien définie du passé.
Le continent australien est ainsi sillonné par un réseau complexe de rêves, les uns liés à des lieux ou à des régions spécifiques et appartenant à ceux qui les habitent, les autres s'étirant sur de vastes distances et reliant entre eux les groupes dont ils traversent les territoires. Ces groupes peuvent, par conséquent, être associés à plusieurs rêves. Les pouvoirs des ancêtres mythiques sont présents partout, dans le sol, dans les espèces naturelles et même à l'intérieur des individus. Perpétués par l'art et par les cérémonies et selon des règles précises de filiation, ils continuent à assurer de génération en génération la spiritualité de leurs descendants humains.
Les liens d'un' individu avec les ancêtres mythiques, par lesquels se définit son identité spirituelle, s'expriment par des associations totémiques avec les espèces et les phénomènes de la nature, par des chants rituels, par des danses, par des objets et par des motifs graphiques. Ils reposent également sur un système initiatique où les membres d'une société exercent un contrôle sur certaines productions artistiques et sur leur signification. En effet, la composition d'une œuvre peut varier en fonction de l'âge ou du sexe de l'artiste. Certains rituels ne s'adressent qu'aux hommes, quand d'autres sont uniquement pratiqués par les femmes. Ce sont donc les événements mythiques du temps du rêve qui fournissent ses grand thèmes à l'art des Aborigènes d'Australie
Les œuvres d'art - peintures, sculptures, chants et danses, légués aux hommes par leurs ancêtres - commémorent donc, aujourd'hui encore ,les épopées mythiques et régénèrent le lien avec les événements fondateurs.
L'art est un des moyens par lequel le présent est relié au passé, et les êtres humains au monde surnaturel. Il reflète l'identité de l'individu et celle du groupe. Il traduit la relation qui existe entre les hommes et la terre.
Rappelons ici qu'une analyse formaliste du style des peintures sur écorce ou de celles du Désert central n'aurait aucun sens, : les symboles, les figures représentatives et leurs combinaisons ne peuvent être dissociés de leurs significations rituelle et religieuse.
Chaque style est un système de communication visuelle propre au groupe aborigène détenteur de ce style. Les structures de la société aborigène traditionnelle reposent sur un certain nombre de systèmes d'organisation qui régissent tous les aspects de l'existence de ses membres déterminent leur perception du monde et autour desquels s'ordonne tout l'univers.
Les titulaires de droits directs sur une cérémonie ou sur un rêve - en sont appelés les « propriétaires ». Ce n'est cependant pas à eux que revient de prendre l'initiative ou le contrôle des activités rituelles ; leur rôle se limite à coopérer avec les membres de la moitié opposée qui ont, par héritage matrilinéaire, des droits secondaires ou indirects sur la cérémonie. Ainsi, toute activité cérémonielle (y compris les productions esthétiques qui y sont associées) exige une coopération entre les deux groupes, fondée sur des rapports réciproques bien définis.
Comme ilustration et contre exemple, le texte suivant de Françoise Dussart montre quelles les perturbations que le marché actuelt de l’art peut apporter dans une communauté :
La création de peintures rituelles lors d'un cérémonial est un acte de collaboration entre un ensemble de personnes liées par la parenté et elle ne se fait qu'en suivant des agencements spécifiques que la peinture acrylique a détruits ou du moins modifiés.
Les kirda et les kurdungurlu sont des personnes qui détiennent des droits et des devoirs spéciaux et elles se doivent une assistance mutuelle lors des rituels. Par exemple, une femme kirda peut commencer une peinture corporelle ou dessiner sur des objets rituels en bois des motifs sur lesquels elle a des droits ou des devoirs. La Fille du Frère de la Mère/Fille de la Sœur du Père l'assiste alors pour compléter le motif dans sa totalité.
En 1984, durant les premiers mois de la peinture acrylique, les femmes peintres, alors qu'elles peignaient dans un but non lié au rituel (pour accroître leurs revenus), reproduisirent des fragments de cette collaboration cérémonielle entre kirda et kurdungurlu. Une femme kirda choisissait à cette époque une combinaison de symboles associés à une histoire du Rêve qu'elle pensait être appropriée à un public de touristes et elle soulignait les traits principaux du motif ou bien elle laissait une femme plus habile qu'elle le faire sous sa direction. Les femmes kurdungurlu et les autres kirda partageaient alors l'opération qui consistait à « remplir » le fond du tableau avec un agencement de points, une des caractéristiques principales de la peinture acrylique du désert d'Australie centrale.
À mesure que le temps passait et que le nombre de peintres augmentait, la collaboration entre kirda et kurdungurlu commença à se désagréger. Les kurdungurlu accusaient les kirda d'outrepasser les formes propres à la collaboration rituelle. Plus précisément, les kirda peignaient en dehors de la surveillance et de la direction des kurdungurlu et les femmes kurdungurlu proclamèrent que les peintures acryliques n'étaient pas de vraies (junga, en warlpiri) histoires du Rêve. Dans certains cas, des peintres à succès, face à une demande importante, commencèrent à peindre des histoires du Rêve sur lesquelles ils n'avaient aucun droit ou bien ils en modifiaient les motifs. Ceci provoqua des disputes et des réprimandes sévèresfrancoise dussart.reves à l’acrilique dans l'Australie noire.autrement
Quoiqu’il il se caractérise par une diversité régionale et formelle associée aux lieux et en dépit de ces variations régionales, les peuples de l'Australie forment un réseau complexe qui les unit étroitement.
« Chacune des diverses langues [aborigènes] a un terme qui signifie essentiellement signe, dessin/forme [design], motif [pattern] ou marque significative. Il est utilisé pour décrire les peintures ou d'autres choses à formes précises [designed] fabriquées par les gens, mais il peut aussi décrire les motifs des rayons de miel, des toiles d'araignées, du sable des plages marqué par les vagues, des ailes bigarrées des papillons, et une foule d'autres manifestations ayant des propriétés formelles similaires. Celles-ci incluent une combinaison de répétition, de variation, de symétrie et d'asymétrie ; et, de même que les formes des artefacts humains, elles sont perçues comme dérivées en fin de compte du Rêve, la base remplie-de-pouvoir de l'existence » …
…. La plupart des motifs peints sur le corps, les objets rituels, le sable, les écorces, et aujourd'hui sur toile, sont en effet emblématiques à la fois des êtres ancestraux et des héritiers actuels des terres nommées et modelées par ces héros. Cartes d'identité, en partie collectives, de leurs auteurs, ils apparaissent aussi comme des cartes de géographie schématiques. La transmission de motifs associés à des totems, lieux ou chemins relatant des récits mythiques est un savoir sacré qui s'acquiert, en partie, au cours de rituels. Génération après génération, des niveaux publics ou ésotériques du savoir oral sont cristallisés dans ces motifs. Les révélations oniriques apportent des variations qui enrichissent ou réinterprètent le patrimoine ancestral.
Ce processus traditionnel d'innovation doit être pris en compte pour comprendre la place de l'art aborigène depuis le contact avec les Blancs. Si la plupart des formes artistiques contemporaines sont marquées par ce contact, elles s'inscrivent néanmoins dans la continuité d'une tradition millénaire. Par exemple, les toas du lac Eyre (Australie du Sud), piquets sculptés et peints à une extrémité, entremêlant parfois plumes, fibres végétales, cheveux, os ou autres petits objets, semblent avoir été conçus au début du siècle et ont disparu assez vite. Leurs formes renvoyant à la signification mythique de sites particuliers, les Aborigènes les plantaient en quittant un campement pour indiquer leur prochaine étape. Comme l'a montré Morphy (1977), à l'instar de tous les motifs traditionnellement peints sur divers supports, cette signification n'était pas connue de tous : seuls pouvaient interpréter ces emblèmes ceux qui y avaient été initiés. Des peintures aux structures (Australie). L'Homme 110, avril-juin 1989
La production artistique axée sur la vente aux Européens a donc servià un renforcement symbolique des droits aborigènessur la terre ; elle a aussi été un moyen économique, par l’utilisation des bénéfices ,de faire revivre ces droits. Les aborigènes ont ainsi pu quitter les installations où ils avaient été fixés par les Européens, réserves ou missions, pour aller s'établir sur leurs territoires claniques.
Ainsi, sous des pressions internes et externes, la production de peintures sur écorce, sur objets ou sur toile pour la consommation touristique et muséale s'est élargie. » Ces peintures sont pourtant plus que des marchandises. Au travers de ces pièces, producteurs, acheteurs, admirateurs, critiques, ethnologues, ou artistes, entament un dialogue culturel. Un dialogue direct et indirect, un dialogue fragile, un dialogue incertain, certes, mais un dialogue. Ces expressions artistiques ne sont pas créées que pour être admirées. Elles témoignent de relations sociales contemporaines, rendent, compte d'un passé traditionnel et artistique riche, sont les marques de résistance à l'assimilation, et nous montrent le dynamisme culturel des sociétés aborigènes. Que ce soit aujourd'hui ou hier, dans leurs peintures, les Aborigènes racontent ce qui est important pour eux. ce qui fait leur identité : les liens entre la terre, les vivants, les ancêtres mythiques, et les autres groupes aborigènes Françoise dussart.op.cite