Je ne suis pas obsédée par Florence Aubenas, heureusement ! Mais en regardant d’où venaient les internautes qui sont arrivés en foule pour lire mon dernier billet (mes statistiques ne savent plus où elles en sont !), j’ai suivi un lien qui a abouti ici : Inventerre. Avant de lire l’article publié chez eux, je reprochais essentiellement à sainte Florence son extrême naïveté et l’ignorance inconcevable dont elle faisait preuve au sujet de la société dans laquelle elle vivait. Mais sur Inventerre, l’auteur de l’article (Raphaëlle Rérolle, critique pour Le Monde des livres) écrit ceci, sans frémir, sans réaliser l’énormité du propos :
Elle, Florence Aubenas, n’a pas pu se résoudre à résilier le bail de sa chambre, à Caen. C’est dans ces quelques mètres carrés, loués 348 euros par mois, qu’elle a écrit une bonne partie de son livre.
En se rendant là-bas, elle avait décidé d’utiliser l’argent que lui avait rapporté son livre sur le procès d’Outreau (La Méprise, Seuil, 2005). « J’avais mis cette somme de côté, c’était sacré : je me disais que je n’allais quand même pas acheter une voiture avec l’argent d’Outreau ! »
Bien lui en a pris : jamais, en six mois de travail acharné, elle n’est parvenue à gagner de quoi survivre. Même très modestement.(Note : c’est moi qui ai mis le début du deuxième paragraphe en gras.)
Là, les bras m’en tombent. J’avoue que j’ai reçu ce paragraphe comme un coup sur la tête. Je me demandais, à l’issue de mon billet, si Florence nous prenait pour des cons, après avoir repoussé l’idée que sa démarche relevait de l’imposture. La réponse est écrite par Raphaëlle Rérolle : Florence s’est « immergée », « en apnée » comme ils disent chez Télérama, en piochant dans ses économies, en se payant le décor et quelques mois de boulot « terribles », en faisant comme si elle était pauvre, en faisant semblant de ne pas avoir de voiture, mais en puisant dans son bas de laine pour ne pas avoir à subir les contraintes auxquelles ses compagnes d’infortunes ne peuvent pas échapper. Quel courage, quel cran, quelle honnêteté ! Elle n’a pas pu vivre avec sept cents euros par mois ? Alors qu’elle n’avait pas de famille à charge ? Elle n’a pas été foutue de passer six mois, seulement six mois, à manger une seule fois par jour, comme le font tant de gens qu’elle croise tous les jours dans les couloirs de son journal ? Florence Aubenas a triché, et doublement.
Elle a triché en utilisant des ressources financières autres que celles que lui procurait son travail, tout en prétendant le contraire. Imposture, mensonge : Raphaëlle, subjuguée par le charisme (réel) de son idole, gobe tout sans broncher.
Elle triche encore en invoquant le caractère « sacré » de l’argent que lui a rapporté son livre sur Outreau, qu’elle a réinvesti pour mentir, d’une part, et d’autre part pour rédiger un autre bouquin... qui lui rapportera de l’argent à son tour. Qu’elle gagne de l’argent, c’est normal, là n’est pas la question. Qu’elle utilise cet argent pour travailler dans des conditions particulières, cela ne me gênerait pas si sa démarche était vraiment sincère. Mais ce n’est manifestement pas le cas. Caracoler sur tous les plateaux télé, dans toutes les radios, en affirmant avoir « vécu dans la précarité » alors qu’elle sortait sa carte bleue tous les quatre matins, c’est se foutre de la gueule du monde et faire preuve du plus grand cynisme. Le plus triste, c’est qu’elle a vraiment l’air d’y croire, à son histoire. À tel point que tous ses interlocuteurs médiatiques lui emboîtent le pas.
Sur Internet et ailleurs, nombreux sont ceux qui se félicitent de la parution du bouquin de Florence Aubenas, remarquant à juste titre que son principal mérite, après tout, est de lever le voile sur les conditions de travail indignes des salariés précaires. Un argument, évidemment, auquel je ne peux ni ne veux m’opposer. Mais un argument bancal : tous les jours, dans la presse régionale, paraissent des papiers sur la pauvreté, la précarité, l’incapacité dans laquelle se trouvent les gens de vivre décemment. Des centaines de portraits, de reportages, de témoignages, dans tous les journaux : ici un SDF qui bosse dans le métro, là une mère de famille sans emploi déclaré, ailleurs un étudiant mangeant un sandwich tous les deux jours... La misère ordinaire n’est pas cachée, ce n’est pas un sujet tabou, les journaux l’évoquent sans arrêt dans leurs colonnes. Et d’ailleurs, ces articles soulèvent généralement une levée de boucliers de lecteurs accusant les médias de « sensationnalisme ». On n’est pas à une ambiguïté près. Ces articles de presse ou ces reportages télévisés sont souvent réalisés par des gens très mal payés... ou pas payés du tout. À qui il est interdit d’évoquer leur propre situation.
Il est où, le courage de Florence ? Elle est où, sa vraie démarche de vraie journaliste ? Il est où, son incroyable professionnalisme ? Depuis qu’elle assure la promotion de son bouquin, il n’est même pas question de « parisianisme » (un reproche plusieurs fois formulé dans les commentaires du précédent billet) : il n’est question que de la plus grande hypocrisie.
- Un site internet est consacré à l’expérience de Roselmack à Villers-le-Bel : Harry Roselmack derrière les murs de la cité
L’« immersion » de Harry Roselmack dans les cités était autrement plus honnête et courageuse : il s’est présenté sans se cacher, avec une caméra, expliquant aux habitants (qui sont a priori hostiles aux médias) le but de sa démarche. Il n’a pas avancé masqué, il a fait son boulot sans prétendre avoir fait autre chose. Je n’ai pas d’opinion précise sur ce journaliste, que je ne regarde jamais sur TF1, mais sa démarche, à laquelle je m’étais intéressée, ne m’a absolument pas choquée. Je l’évoque pour la seule raison que j’ai lu de nombreuses interventions comparant le travail de Florence Aubenas à celui de Harry Roselmack : ces gens confondent tout.
J’en ai même lus qui osaient établir un parallèle entre la Causette de Ouistreham et... Daniel Grandclément ! Ce journaliste avait embarqué sur un bateau de passeurs, sans se cacher lui non plus, sans se grimer, pour traverser le golfe d’Aden avec des réfugiés somaliens et éthiopiens (j’avais fait un papier sur son remarquable reportage : Ce que des hommes font subir à d’autres hommes). Daniel Grandclément a échappé de justesse à la mort lors de cette traversée ! Si j’ai reçu une grande et belle leçon de journalisme (que jamais je ne suivrai, je ne suis pas de cette étoffe-là), c’est en regardant son film.
- Daniel Grandclément (photo prise sur Rue89)
Puisque les journalistes parlent de courage, d’honnêteté, de professionnalisme, qu’ils saisissent donc la perche que leur tend Florence (bien malgré elle) : qu’ils présentent son bouquin en disant, clairement, que eux aussi côtoient chaque jour des collègues qui tentent de survivre dans un silence absolu. Le journaliste courageux, intègre et professionnel ne sera pas celui qui, comme Raphaëlle Rérolle (encore elle) dans Le Monde, écrira « jamais on ne verra plus les choses du même œil », mais celui qui regardera les téléspectateurs droit dans les yeux en leur disant : « Cette édition au cours de laquelle j’ai interviewé Florence Aubenas a été réalisée grâce au travail de quatre intermittents, de trois stagiaires non rémunérés et d’une quinzaine de correspondants sans aucun statut professionnel ».