Vous pourrez lire ailleurs des développements plus savants et plus didactiques que les miens sur les calotypes et les négatifs sur verre au collodion, à propos de l’exposition sur les débuts de la photographie sur papier en Italie, “Eloge du négatif” au Petit Palais jusqu’au 2 mai. Pour ma part, plus qu’aux techniques, je me suis intéressé aux représentations. Peut-on dire ‘italianisme’ comme on dit ‘orientalisme’, c’est-à-dire regard occidental (ou, ici, nord-européen) sur un pays considéré comme exotique, différent, moins moderne ? La quasi totalité des photographies présentées ici (il s’agit de la période 1846 à 1862), qu’elles soient le fait de photographes étrangers ou italiens, présentent de l’Italie ce qu’on s’attend à en voir selon un stéréotype culturel bien établi à l’époque du Grand Tour : des ruines, des monuments, des statues, des paysages, des images-souvenirs. Et il y en a à profusion (ci-dessus Guillaume de Beaucorps, Rome, San Pietro in Vincoli).
Des habitants ? Oui, quelques-uns, mais à condition qu’ils s’inscrivent dans un type, modèles posant qui avec un broc, qui un tambourin ou qui un bébé au sein (Giacomo Caneva), pêcheur sarde ou fifre napolitain (très beau d’ailleurs avec ses boucles et son regard de braise, de Guillot-Saguez). Un peu de pittoresque (Delessert en Sardaigne), un peu d’histoire (Stefanio Lecchi et Frédéric Flacheron lors de la chute de la République Romaine en 1848; Gustave le Gray à Palerme au moment de l’équipée garibaldienne en 1860). Par moments, on dirait presque une exposition coloniale.
L’intéressant, comme toujours, est ce qui déchire ce voile, ce qui montre autre chose, ce qui vient d’un autre point de vue, volontaire ou non. James Graham veut sans doute seulement documenter l’explosion du Vésuve de 1858-1860 (Vésuve, Coulée de lave de 1858-1860 près de l’Observatoire); arrivé longtemps après le drame, il photographie une coulée de lave dans un cadrage serré (on ne voit que des bribes de ciel en haut du cliché), plaçant un compère au second plan pour l’échelle, mais aussi pour signer la transformation de ce désastre en curiosité touristique. Mais c’est la lave qu’il faut regarder attentivement : ses formes courbes, tourmentées, plissées, les replis, les grumeaux de cette matière brute, originelle, sauvage. Graham, avec ce matériau magmatique, a réalisé une image brutale, créatrice, fascinante. Il n’est plus question ici de paysage, de pittoresque, il est question de matière et de forme, d’un art qui s’impose au photographe, qui le dépasse sans doute, et qui en fait un précurseur involontaire de la sculpture abstraite. L’autre photographie qui retint longtemps mon regard est d’un anonyme, mais le carton porte la mention ‘Dr F. Laurent de Santi, Rome, 1854′ : comme ce ne peut être un des protagonistes, c’est peut-être l’auteur. C’est une photo ovale dans un cadre rectangulaire, et elle représente une scène devant un panneau rectangulaire qui en occupe presque toute la surface, ne laissant que des échappées incertaines sur les côtés (Deux officiers et un prélat à table). Pourrait-on la titrer ‘Les sabres et le goupillon’ ? Deux officiers et un prélat finissent leur repas; café et grappa sont sur la table. Les décorations ornent les vareuses, mais aussi la soutane. Nous n’avons point là des modèles complaisamment déguisés pour le photographe, mais, et ce sont presque les seuls de toute l’exposition, des vrais personnes, une vraie scène. Quelle complicité les relie, quelle rivalité les oppose ? Le militaire de gauche, en retrait, vautré sur sa chaise, couvre la scène avec détachement et ironie. Celui de face, bien droit, est plus intense, plus engagé. Quant au curé, l’air chafouin, le crâne dégarni, il plonge le nez dans sa tasse, heureux de la saillie qu’il vient de faire, savourant doucereusement sa supériorité. Sur le mur, derrière eux, se trouve un cadre blanc, vide, tableau, miroir, on ne sait, mais on ne peut en détacher les yeux.Il a aussitôt évoqué pour moi cette photographie d’André Kertesz (Szent Endre, Hongrie, août 1975), vue il y a quelques jours, qui est, avec un cliché de Walker Evans, un des pivots de la très intéressante exposition, “Intrusions”, présentée par deux jeunes commissaires à la Galerie Michèle Chomette (jusqu’au 6 mars), exposition qui établit des correspondances d’image à image, des cousinages et des reflets : la photographie de Kertesz, elle aussi, comporte en son centre un tableau blanc qui absorbe tout le regard.
Voilà en tout cas une histoire qu’on peut se raconter ici, devant un des rares tableaux de genre de cette exposition, une des rares photographies où le point de vue soit à niveau, local, intégré, et non point étranger, distant, ‘colonial’.
Photos 1 (collection particulière) et 2 (C. Fratelli Alinari) courtoisie du Petit Palais, photo 3 de l’auteur.