Ainsi donc, Nicolas Sarkozy aura été le premier président français à visiter Haïti qui fut la plus riche et la plus prospère colonie française des années 1700 au point où elle a été surnommée à l’époque « la perle des Antilles ». Ce simple rappel donne toute la mesure de l’état des relations entre Haïti et la France depuis la perte par cette dernière de la colonie de Saint-Domingue (l’ancien nom d’Haïti durant l’époque coloniale) en 1804. Autant que je me rappelle, les chefs d’État des différents gouvernements français de la Vème République (1958-présent), De Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ont tous visité la quinzaine ou plus de pays d’Afrique du Nord et sub-saharienne qui constituaient l’empire colonial français entre la fin du 19ème siècle et la première moitié du 20ème siècle. Même l’Algérie dont les blessures coloniales ne se sont jamais cicatrisées tout à fait a reçu la visite de présidents français (VGE en 1975, François Mitterrand en 1981). Bien sûr, Haïti ne peut rivaliser avec l’Algérie en ce qui concerne les ressources naturelles ou l’importance stratégique, mais tout de même !
En fait, il est fort possible que la brève visite (4 heures) de Nicolas Sarkozy à Port-au-Prince a eu lieu parce que le président français devait se rendre aux Antilles et en Guyane, départements français qui sont tout proches d’Haïti. Le président français aurait été en quelque sorte contraint de faire un petit détour par Haïti d’autant plus qu’elle venait d’être frappée par un séisme dévastateur (plus de 200.000 morts et près d’un million et demi de sans-abri.) Dans ce cas, ce serait la proximité des Antilles qui aurait facilité la visite du président Sarkozy et non une quelconque conscientisation pré-séisme de la part du président français, conscientisation de la douloureuse histoire qui lie les deux pays. Au cours de cette visite, il a prononcé une allocution devant la Communauté française. C’est à cette allocution que nous ferons référence dans la suite de ce texte sous le titre de discours de Port-au-Prince.
Nicolas Sarkozy a la réputation de ne pas mâcher ses mots. Si nous prenons le fameux discours de Dakar au Sénégal comme point de référence (Ce que j’appelle le discours de Dakar se réfère à un discours célèbre prononcé par le président Sarkozy le 26 juillet 2007 à l’université de Dakar. Ce discours a fait l’objet d’innombrables commentaires tant en France qu’en Afrique et en Europe en général. Il est disponible sur Wikipedia.), on peut constater certaines similarités thématiques avec le discours de Port-au-Prince, même si le bouillant président français semble depuis avoir quelque peu mis de l’eau dans son vin. Par exemple, le thème de la responsabilité nationale qui était central dans le discours de Sarkozy s’adressant aux jeunes d’Afrique : « Je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, pour m’apitoyer sur votre sort parce que votre sort est d’abord entre vos mains » refait surface dans le discours du 17 février à Port-au-Prince. » : « C’est d’abord aux Haïtiens et à eux seuls de définir un véritable projet national et ensuite de le conduire, parce que c’est de leur pays et de leur avenir qu’il s’agit. »
Autre thème présent dans le discours de Dakar qui resurgit dans l’allocution de Port-au-Prince, celui de la responsabilité de la France face à l’Histoire. Dans le discours de Dakar, Sarkozy dit ceci : « Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne s’efface pas. Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes. Il y a eu la traite négrière, il y a eu l’esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises… » Dans le discours de Port-au-Prince, Sarkozy dit : « Il ne s’agit pas seulement dans mon esprit de tourner le dos au passé, celui d’une histoire commune riche mais aussi douloureuse. Ne nous voilons pas la face. Notre présence ici n’a pas laissé que de bons souvenirs. Les blessures de la colonisation et, peut-être pire encore, les conditions de la séparation ont laissé des traces qui sont encore vives dans la mémoire des Haïtiens »
Dans les deux cas, Sarkozy envisage lucidement l’Histoire et supporte avec résolution les obligations qui en résultent. « Le rôle de la France est de les [les Haïtiens] aider à reprendre le contrôle de leur destin » Cependant, le thème de la repentance omniprésent dans le discours de Dakar quoique rejeté énergiquement par le président français : « Nul ne peut demander aux générations d’aujourd’hui d’expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères » disparaît du discours du 17 février en Haïti.
Le président français insère à sa place ce qui, selon moi, reste la grande innovation de son intervention : un plaidoyer pour éliminer l’exclusion et les révoltantes inégalités sociales à l’œuvre dans le corps social haïtien. Pour Sarkozy, il est nécessaire que la reconstruction « profite à tous » et « pas seulement à une petite partie, pas seulement à la « République de Port-au-Prince contre le pays du dehors » : si le bilan humain et matériel du séisme est si lourd, c’est parce que 2 millions de Haïtiens et l’essentiel de l’activité économique étaient concentrés dans cette ville hypertrophiée qui avait été conçue pour à peine 300.000 habitants. » Il a ajouté correctement : « Le 12 janvier, il n’y a pas que le sol qui a tremblé : les lignes de la société haïtienne ont bougé. Nous vivons un moment charnière, un moment de vérité pour Haïti ». En disant cela, Nicolas Sarkozy a frappé un grand coup dans le paysage social haïtien où les éternels nantis se repositionnent déjà pour maintenir l’état de choses qui prévalait avant le 12 janvier. Sera-t-il entendu de ceux auxquels il s’adresse ? Sûrement ! Mais comment peut-il faire respecter ses recommandations ?
D’après le quotidien Le Monde du 17 février 2010, la France allait verser 326 millions d’euros pour aider Haïti à se relever de la dévastation du séisme du 12 janvier. Dans cette somme figure aussi l’annulation de la dette de 56 millions d’euros d’Haïti envers Paris. Plus, la reconstruction de l’hôpital de l’université d’État de Port-au-Prince et l’accueil d’une centaine de fonctionnaires haïtiens dans des grandes Écoles françaises. Toujours d’après le journal Le Monde, « les universités françaises des Antilles et de la Guyane accueilleront 700 étudiants haïtiens supplémentaires, avec engagement de clause de retour en Haïti au terme de la formation. » Finalement, « 250 véhicules – police, gendarmerie, ambulances, pompiers – doivent être envoyés à Port-au-Prince, la capitale haïtienne. » Il me semble cependant que la France aurait pu verser beaucoup plus que 270 millions d’euros, vu l’ampleur de ce qui doit être fait pour reconstruire Haïti.
Il n’y a pas eu de réhabilitation du colonialisme dans le discours de Port-au-Prince de Sarkozy (contrairement au discours de Dakar), même si dans l’euphémisme intelligent qu’il a énoncé (cf. « …notre présence ici n’a pas laissé que de bons souvenirs », on peut déceler un certain rappel de quelques bonnes choses que la présence coloniale française aurait quand même pu apporter. D’une manière générale, le discours de Port-au-Prince dans ses accents comme dans son contenu est rempli de générosité, de respect pour le peuple haïtien (« un peuple comme celui-là ne peut pas mourir… Je veux aussi vous dire l’admiration et le respect de tous ceux qui à travers le monde ont assisté à cette incroyable leçon de courage et de dignité donnée par le peuple haïtien… »). Il s’agit alors de se poser quelques questions déterminantes : est-ce la condition de victime suscitant la pitié qu’inspire la situation actuelle d’Haïti qui explique la bienveillance et les propos conciliants de Sarkozy à l’égard d’Haïti ? Ou est-ce que ce sont les différences de nature ou de période historique de la colonisation française dans ces deux lieux géographiques différents qui expliquent les incohérences et une certaine arrogance du discours de Dakar par rapport aux perceptions de sincérité, de respect et de générosité du discours de Port-au-Prince ? Par rapport à l’Afrique, Sarkozy et la droite conservatrice française pouvaient invoquer les « bons » et les « mauvais » côtés du colonialisme : crimes, massacres, discrimination raciale, oui, mais aussi ponts, écoles, hôpitaux, trains, progrès matériel pour les sujets coloniaux. Dans le cas d’Haïti, le système colonial et esclavagiste français ne peut se prévaloir d’aucune avancée humanitaire ou de réalisation indicative de progrès : les colons français se sont enrichis rapidement sur le dos des esclaves et avaient vite fait de transférer leurs richesses en métropole.
Finalement, faut-il vraiment croire que Nicolas Sarkozy, à travers les accents « nationalistes » de la fin de son discours : « Mais à ceux qui, tirant argument du dénuement actuel des Haïtiens, caresseraient l’idée d’une tutelle internationale sur Haïti, je veux dire sans ambiguïté que le peuple haïtien est meurtri, que le peuple haïtien est épuisé, mais que le peuple haïtien est debout. » serait plus royaliste que le roi ? C’est la question centrale que dégage, pour moi, le discours de Port-au-Prince.
Les Présidents haïtiens René Préval et français Nicolas Sarkozy
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