(…) Rien ne fixe mieux les hedge funds que l'exotisme pénétrant de leurs domiciliations : 80% d'entre eux sont enregistrés dans les îles Caïmans, un caillou caribéen de 262 km2, sous tutelle
britannique, à la législation libérale, où nichent quelque 30.000 établissements dont 544 banques et 350 sociétés d’assurance ; 45 à 65% des fonds éliraient la charmante opacité de cet éden
fiscal ! Point de laminoirs ou de hauts-fourneaux sur l'île, ni davantage d'angélisme : le credo des hedge funds, électrons libres de la finance offshore, est celui de la quête absolue du gain.
Alors la magie financière entre en jeu, qui excelle à trancher une dette en cubes ou en rondelles (…)
, d’autres encore qu’on lasserait à toutes citer, voici ces terres sous le vent, enveloppées d’écueils et de bas-fonds, secouées par les trombes et les ouragans, jadis infestées par
les flibustiers et les forbans qui y recelaient ce qu’ils surprenaient du bien d’autrui. Plus au nord, voici aussi les îles anglo-normandes, ceinturées par les courants et les brouillards,
Jersey, Guernesey, Man, dont quelques pirates repentis, devenus baillis, se piquèrent de narguer ouvertement les régnants d’Angleterre 1. Et encore Gibraltar, Hong-Kong ou Macao, Malte ou Chypre …
L’ex-empire britannique ne manque pas de rejetons dont le sang ne saurait mentir, dans la longue liste des paradis fiscaux, accoutumés comme la mère-patrie à ne se contraindre pour rien,
convertis à la hourra-déréglementation, et si peu qui puisse les retenir ! Ces juridictions non coopératives, archétypes d’un libéralisme sans vergogne, sévissent aujourd’hui à grande échelle,
dans les eaux troubles de la finance internationale.
Le concours de beauté vint d’abord d’Amérique. Dans les années 1880, le New Jersey, qui peinait avec son budget, prit les entreprises à l’appeau fiscal au détriment de ses voisins du Massachusetts et de l’Etat de New York, qui trustaient alors les sièges sociaux. Le plafonnement des impôts fit son effet et des émules, comme le Delaware, où est toujours domiciliée une moitié des firmes américaines cotées à Wall Street. Les capitaux prirent cette tangente, puis tout à fait la fuite un siècle plus tard quand l’offshore prospéra : le General Accounting Office rapporta qu’entre 1998 et 2008, près des deux tiers des sociétés opérant aux Etats-Unis ne payaient aucun impôt 2 ! Le Royaume-Uni ajouta sa pierre dans les années 1920 : travaillé par le mode de taxation d’entreprises agissant dans tous les recoins de l’Empire, le droit britannique assigna l’imposition au lieu où les décisions étaient prises, non en celui où les affaires étaient menées. La résidence fictive était née ; elle continue de plaire : en 2007, un tiers des 700 premières entreprises anglaises ne paya pas un cent d’impôt, et les deux tiers restants moins de dix millions de livres 3 ! Enfin la Suisse paracheva en 1934 les fondations de l’édifice : talonnée par la France d’Edouard Herriot chassant déjà les déficits, la Confédération fit de la violation du secret bancaire un délit. Vingt-cinq années plus tard, la grande prestidigitation commença.
La crise du fordisme des années 1960 changea l'air du
temps. L’évaporation capitale prit aussitôt la mer, dans le sillage des corsaires d’antan, vers ces îlots au statut juridique incertain, petitement cadastrés, quoique le sol n’y manquât jamais
pour accueillir tant de sociétés. Ainsi Ugland House, un immeuble de bureau de cinq étages à George Town, capitale des Caïmans, est-il un de ces hauts lieux du miracle immobilier : selon le
Tax Justice Network 4, ce bâtiment, immortalisé par le candidat Obama durant sa marche
présidentielle 5 y logeait mi-2008 quelque 18.857 firmes ! Mieux, en 2004,
619.916 sociétés nichaient aux îles Vierges britanniques, un chapelet d’îlettes de 153 kilomètres carrés ! Tout ce qui touche aux paradis fiscaux est de cette farine financière, qui ne connaît
des chiffres que leur outrance : 11.500 milliards de dollars escamotés des circuits légaux, patrimoines privés et flux mafieux compris, en tout point de l’écliptique, selon les estimations
les plus communes ! Et la note monte tous les jours ! Las, ce n’est pas encore assez pour les enturbannés libéraux, apôtres de la régulation du capital par le capital et de son
allocation optimale par tous les temps, dirait-on sous toutes les latitudes. « On ne peut en effet ignorer la valeur ajoutée par les centres offshore
en termes d’innovation et de flexibilité juridique 6 ». De Michel Prada, ex-patron de l’AMF, qui peu après la crise du
crédit prêcha la transparenceLa transparence : et après ?
Voici revenu le temps de l’éthique, celui de la transparence et de la vérité qui commandent toute la noblesse de l’action humaine. Quelques préceptes moraux de cette nature, que l’on avait mis
sous le tapis en ces années d’euphorie boursière, refont ainsi surface à l’heure des mécomptes. La débâcle financière, doublée d’une apoplexie bancaire, triplée d’une crise économique, réveille
subitement en nos consciences cet obsédant désir de moralisation des affaires, et nous percevons ce dessein comme un viatique obligé à la sortie de crise (…)
.
Dans ce concert, l’hexagone n’est pas en reste : une
enquête parue en 2009 révéla que la fine fleur tricolore, principalement les majors du CAC40, totalisait près de 1.470 filiales dans des paradis fiscaux, des Bermudes à la Suisse en passant par
Malte, Panama et... le Royaume-Uni, soit 16% de leurs implantations à l’étranger 7. Au classement de l’excellence, le secteur bancaire s’arroge les
meilleures places, et la très aristocratique BNP Paribas, la première avec 189 antennes offshore, hors les 300 filiales de FortisSchuss bancaire
(…) Le trauma financier issu des subprimes sidéra les foules : tant de milliards gâtés ici, tant d’autres là, qu’on a peinait à compter, en attendant ceux de l'arrière-garde qui finiraient bien
par émerger ! En avril 2008, le G8 donna cent jours aux banquiers pour révéler leurs pertes ; peine perdue : une année plus tard, les dépréciations affluaient encore. Ainsi, la gestion du risque
dévoile-t-elle la vraie nature des institutions, celle d’une cupidité aux accents artificieux de la haute finance, qui ne maîtrise rien, à commencer par l’étendue de ses propres méfaits. « Greed
is good » lançait Gordon Gekko dans Wall Street, permis de dévaster en poche. D'aucuns accoururent (…)
! Le luxe à la française place LVMH sur le podium avec 140 pieds à terre ; mais le pétrolier Total échappe aux statistiques … Les justifications ne manquent pas, qui ne
trompent cependant personne. Outre les avantages fiscaux directs, l’optimisation passe par la manipulation des prix auxquels s’échangent les biens et services entre les différentes entreprises
d’un même groupe, faisant supporter les coûts élevés dans les zones à forte imposition afin d’y réduire les profits, et inversement, jusqu’à l’absurde, tels ces seaux d’eau tchèques exportés vers
les Etats-Unis au prix de 972,98 dollars l’unité, ou ces lance-missiles américains à destination d’Israël à 52,03 dollars l’unité 6 ! Nul ne s’étonnera dès lors que six places offshores
figurent parmi les dix plus gros investisseurs en Chine 8 ! Ni que les Etats-Unis aient à ce petit jeu abandonné 53 milliards de
dollars de recettes fiscales en 2001 !
L’essoufflement des Trente Glorieuses renouvela le
capitalisme, fuyant partout l’Etat-Providence et les aléas salariaux. Compétition fiscale, domiciliation fictive et secret à tous les étages, cette trinité émancipatrice du business offshore, aux
origines plus ou moins fortuites, s’imposa, éperonnée par les théoriciens qui juraient à la supériorité du libéralisme, mathématiques à l'appuiLes dieux d’Epicure
(…) N’étaient-ce les dramatiques intermèdes des conflits mondiaux, l’époque moderne déclinerait une noire fascination pour le carnage financier. Qu’on en juge à l'aune des vingt dernières années
: 1987, krach des marchés d’actions ; 1990, krach des junk bonds, crise des caisses d’épargne américaines et chute du Nikkei ; 1994, krach obligataire aux Etats-Unis ; 1995, banqueroute de la
Barings ; 1997, premier volet de la crise financière internationale (Thaïlande, Corée, Hongkong) ; 1998, deuxième volet (Russie, Brésil) et faillite du hedge fund LTCM ; 2001-2003, apoplexie de
l'e-Economie ! Pauvre Epicure, nos Marchés ne sont pas à l’effigie de vos dieux apaisés (…)
. Incapables de lutter, quelques Etats firent de l’onshore en réduisant notamment les impôts des sociétés. La manne fiscale s’évapora néanmoins, à gros bouillons, sans que les
promesses de félicité prochaine advinssent, laissant aux nations le fardeau du bien social sans contrepartie, et l’endettement qui va avec. Ainsi l’effet des paradis fiscaux dépasse-t-il
l’objectif académique de modération des prélèvements obligatoires : en asphyxiant les Etats, qu’on tancera d’impéritie, c’est bien leur souveraineté qu’on affaiblit, sinon qu’on discute.
Mais l’air du temps change, et quelques ruineux desseins ont du plomb dans l’aile. Les cendres fumaient encore de la récente gabegie financière que le G20 finit par s’emparer de la question
offshore, à Londres d’abord, puis à Pittsburgh, faisant monter la tension d’un cran. Certains peinent cependant à comprendre, ou jouent leur survie, Monaco notamment, qui se hâta de signer douze
accords de coopération pour déserter la liste noire, mais donc neuf le furent avec … d’autres paradis fiscaux 3-1 !
Le prince Charles III de Monaco autorisa les jeux quand le roi Louis-Philippe les proscrivit, et ce casino irrigua tant le Rocher qu’il dispensa dès 1869 ses sujets de tout impôt sur le revenu. En 1963, Charles de Gaulle, qui dut trouver que l’intendance suivait mal, décréta le blocus fiscal de l’Etat-confetti, avec gardes aux frontières et surveillance soutenue : la Principauté plia. Quelques combats peuvent être gagnés, pourvu qu’on les mène.
(1) Le Monde Diplomatique, décembre 2008 - « Flibustiers des Caraïbes, pirates offshore »
« (…) Le capitaine Henry Morgan, un fameux pirate du XVIIe siècle, a été nommé gouverneur royal de la Jamaïque au moment où son oncle, Thomas, gouvernait l’île de Jersey. Tous les deux ne cessaient de saboter les efforts engagés par Londres pour collecter les impôts et lutter contre les trafics. C’est exactement ce que font les dirigeants actuels de Jersey (…) Lorsqu’en 1770 le trafiquant William Le Marchant fut nommé bailli de Guernesey par Sa Très Gracieuse Majesté, cela n’empêcha pas la cour de l’Echiquier de le condamner pour contrebande (…) Mais, en dépit de sa condamnation, Le Marchant est resté en poste pendant trente ans. Et c’est son fils qui lui a succédé. De nos jours aussi, à Jersey, le pouvoir politique appartient à des dynasties … »
(2) Eric Laurent (2009) - « La face cachée des banques »
(3) Xavier Harel (2010) - « La grande évasion – Le vrai scandale des
paradis fiscaux »
Page 20 - « Début décembre 2009, le nombre d’accords signés dépassait les 180, si bien que la liste grise ne comptait plus que 24 pays. Mais les chiffres sont parfois trompeurs. En effet, il
suffit que les paradis fiscaux signent des accords entre eux pour se racheter une vertu. Une brèche dans laquelle Monaco, par exemple, s’est empressé de s’engouffrer, puisque sur les douze
accords signés par la principauté, neuf l’ont été avec des paradis fiscaux : Andorre, l’Autriche, les Bahamas, le Liechstenstein, le Luxembourg, le Qatar, Samoa, Saint-Marin te Saint-Kitts …
»
(4) Tax Justice Network est une ONG internationale indépendante très active sur le secteur de la fiscalité
(5) L’Agefi, le 16/07/2009 - « Des vents contraires soufflent sur la réforme fiscale américaine »
« Sur South Church Street, à George Town, la capitale des îles Caïmans, rien ne distingue vraiment Ugland House. C’est un immeuble de bureaux blanc au toit vert, entouré de palmiers, face à un océan turquoise. C’est aussi l’une des cibles privilégiées de Barack Obama quand il s’agit d’expliquer ses intentions vis-à-vis des places offshore. Car Ugland House abrite aujourd’hui le siège de plus de 18.000 entreprises (…) ‘ C’est soit le plus grand immeuble au monde, soit la plus grande arnaque fiscale de la planète (…) Je pense que les Américains connaissent la réponse (…) C’est le genre d’arnaques auxquelles il faut mettre fin ’ … »
(6) Christian Chavagneux, Ronen Palan (2009) - « Les
paradis fiscaux »
(7) Alternatives Economiques, le 11/03/2009 - « La présence des entreprises du CAC 40 dans les paradis fiscaux »
Nombre de filiales offshore, par ordre décroissant, et pourcentage du nombre total de sociétés dans le groupe – BNP Paribas (189/23%), LVMH (140/24%), Schneider (131/22%), Crédit Agricole (115/19%), PPR (97/17%), Banque Populaire (90/9%), France Télécom (63/24%), Société Générale (57/17%), Lagardère (55/11%), Danone (47/23%), EADS (46/19%) Peugeot (39/11%), Carrefour (32/6%), Pernod (32/24%), Cap Gemini (31/24%), Unibail (31/20%), Axa (28/22%), Michelin (27/18%), Air liquide (22/8%), Essilor (22/10%), L'Oréal (22/9%), Bouygues (18/18%), Sanofi Aventis (18/14%), Renault (16/11%), Dexia (15/33%), Accor (11/11%), Lafarge (11/12%), Saint-Gobain (11/14%), GDF Suez (9/13%), EDF (8/12%), Veolia (8/7%), Alstom (6/15%), Alcatel-Lucent (5/14%), Vallourec (5/8%), Suez Environnement (4/10%), Vivendi (4/11%), Auchan (3/5%), Arcelor Mittal (1/13%), Banque postale (1/6%)
Pour Air France-KLM, STMicroelectronics, Total et Vinci, pour lesquelles les informations ne sont pas disponibles
(8) Le Monde, le 09/07/2008 - « Les investissements en Chine illustrent l’ampleur des flux transitant par les paradis fiscaux »
Les dix premier investisseurs en Chine en 2007, en milliards de dollars : Hong-Kong (27,7), Iles Vierges Britanniques (16,6), Corée du Sud (3,7), Japon (3,6), Singapour (3,2), Etats-Unis (2,6), Iles Caïmans (2,6), Samoa (2,2), Taïwan (1,8), Ile Maurice (1,3)