L’œuvre de Knut Hamsun, prix Nobel de littérature, ayant, à la fin de sa vie, lamentablement adhéré aux thèses nazies, ne ressemble, nous dit Octave Mirbeau, « à rien de connu ». Et c’est vrai que son roman le plus célèbre, « La faim », est tout à fait étrange. André Gide parle à son propos de chef d’œuvre qui « s’impose par le seul fait de sa réalité. Aucune histoire, aucune intrigue : au cours du livre rien d’autre ne nous est offert que le /.../ spectacle d’un homme sans cesse sur le point de mourir de faim. » Pour Gide, le personnage est moins « un héros de roman qu’un cas de clinique ». Un cas clinique ? Oui, car particulièrement satisfait de lui même, au fond. J’ai, pour ma part, et c’est peu dire, très rarement l’occasion de vivre l’enthousiasme du héros que Knut Hamsun nous propose et c’est pourquoi cet extrait, délicieux, qui sent le vécu, comme on dit, me fascine : « Le lendemain matin je m'éveillai de très bonne heure. Il faisait encore assez sombre quand j'ouvris les yeux et longtemps après seulement j'entendis la pendule sonner cinq heures dans l'appartement au-dessous de moi. Je voulus me remettre à dormir, mais il me fut impossible de retrouver le sommeil, j'étais de plus en plus réveillé et je pensais à mille choses. Soudain il me vint à l'esprit une ou deux bonnes phrases, appropriées à une esquisse, un feuilleton, de délicates trouvailles de style dont je n'avais jamais encore rencontré les pareilles. Etendu dans mon lit, je me répète ces mots et je les trouve remarquables. Peu à peu d'autres viennent s'y ajouter; tout à coup je suis complètement réveillé, je me mets sur mon séant et je prends mon papier et mon crayon sur la table derrière mon lit. C'est comme si une veine avait éclaté en moi; un mot suit l'autre, ils s'ordonnent, s'enchaînent, logiquement se forment en situations; les scènes s'entassent les unes sur les autres, les actions et les répliques surgissent dans mon cerveau, et j'éprouve un étrange bien-être. J'écris comme un possédé et je remplis une page après l'autre sans un instant de répit. Les pensées tombent sur moi si soudainement et continuent d'affluer avec une telle abondance que je perds une foule de détails accessoires : je ne parviens pas à les écrire assez vite, bien que je travaille de toutes mes forces. L'inspiration persiste à me presser, je suis tout plein de mon sujet et chaque mot que j'écris m'est comme dicté. Cela dure, cela dure un temps délicieusement long avant que cesse ce moment étrange. J'ai quinze, vingt pages écrites devant moi, sur mes genoux, quand je m'arrête enfin et pose mon crayon. Si vraiment ces papiers avaient quelque valeur, j'étais sauvé! Je saute du lit et je m'habille. Le jour grandit, je puis distinguer à demi l'avis du directeur des Phares, là-bas, près de la porte, et, devant la fenêtre, il fait déjà si clair qu'à la rigueur je pourrais y voir pour écrire. Et immédiatement je me mets· en devoir de recopier mes feuillets. De ces fantaisies monte une vapeur singulièrement dense de lumière et de couleurs. Je me cabre de surprise devant de bonnes choses, l'une suivant l'autre, et je me dis à moi-même que jamais je n'ai rien lu de meilleur. La tête me tourne de contentement, la joie me gonfle et je me sens remis à flot. Je soupèse mon écrit dans la matin et, sur place, je le taxe à cinq couronnes, à première vue. Il ne viendrait à l'idée de personne de marchander pour cinq couronnes. Bien au contraire, il fallait convenir que même à dix couronnes, c'eût été donné, compte tenu de la qualité de la matière. Je n'avais pas l'intention de faire gratis un travail aussi original. A ma connaissance on ne trouvait pas des romans de ce calibre à tous les coins de rue. Et je m'arrêtai à dix couronnes. »
L’œuvre de Knut Hamsun, prix Nobel de littérature, ayant, à la fin de sa vie, lamentablement adhéré aux thèses nazies, ne ressemble, nous dit Octave Mirbeau, « à rien de connu ». Et c’est vrai que son roman le plus célèbre, « La faim », est tout à fait étrange. André Gide parle à son propos de chef d’œuvre qui « s’impose par le seul fait de sa réalité. Aucune histoire, aucune intrigue : au cours du livre rien d’autre ne nous est offert que le /.../ spectacle d’un homme sans cesse sur le point de mourir de faim. » Pour Gide, le personnage est moins « un héros de roman qu’un cas de clinique ». Un cas clinique ? Oui, car particulièrement satisfait de lui même, au fond. J’ai, pour ma part, et c’est peu dire, très rarement l’occasion de vivre l’enthousiasme du héros que Knut Hamsun nous propose et c’est pourquoi cet extrait, délicieux, qui sent le vécu, comme on dit, me fascine : « Le lendemain matin je m'éveillai de très bonne heure. Il faisait encore assez sombre quand j'ouvris les yeux et longtemps après seulement j'entendis la pendule sonner cinq heures dans l'appartement au-dessous de moi. Je voulus me remettre à dormir, mais il me fut impossible de retrouver le sommeil, j'étais de plus en plus réveillé et je pensais à mille choses. Soudain il me vint à l'esprit une ou deux bonnes phrases, appropriées à une esquisse, un feuilleton, de délicates trouvailles de style dont je n'avais jamais encore rencontré les pareilles. Etendu dans mon lit, je me répète ces mots et je les trouve remarquables. Peu à peu d'autres viennent s'y ajouter; tout à coup je suis complètement réveillé, je me mets sur mon séant et je prends mon papier et mon crayon sur la table derrière mon lit. C'est comme si une veine avait éclaté en moi; un mot suit l'autre, ils s'ordonnent, s'enchaînent, logiquement se forment en situations; les scènes s'entassent les unes sur les autres, les actions et les répliques surgissent dans mon cerveau, et j'éprouve un étrange bien-être. J'écris comme un possédé et je remplis une page après l'autre sans un instant de répit. Les pensées tombent sur moi si soudainement et continuent d'affluer avec une telle abondance que je perds une foule de détails accessoires : je ne parviens pas à les écrire assez vite, bien que je travaille de toutes mes forces. L'inspiration persiste à me presser, je suis tout plein de mon sujet et chaque mot que j'écris m'est comme dicté. Cela dure, cela dure un temps délicieusement long avant que cesse ce moment étrange. J'ai quinze, vingt pages écrites devant moi, sur mes genoux, quand je m'arrête enfin et pose mon crayon. Si vraiment ces papiers avaient quelque valeur, j'étais sauvé! Je saute du lit et je m'habille. Le jour grandit, je puis distinguer à demi l'avis du directeur des Phares, là-bas, près de la porte, et, devant la fenêtre, il fait déjà si clair qu'à la rigueur je pourrais y voir pour écrire. Et immédiatement je me mets· en devoir de recopier mes feuillets. De ces fantaisies monte une vapeur singulièrement dense de lumière et de couleurs. Je me cabre de surprise devant de bonnes choses, l'une suivant l'autre, et je me dis à moi-même que jamais je n'ai rien lu de meilleur. La tête me tourne de contentement, la joie me gonfle et je me sens remis à flot. Je soupèse mon écrit dans la matin et, sur place, je le taxe à cinq couronnes, à première vue. Il ne viendrait à l'idée de personne de marchander pour cinq couronnes. Bien au contraire, il fallait convenir que même à dix couronnes, c'eût été donné, compte tenu de la qualité de la matière. Je n'avais pas l'intention de faire gratis un travail aussi original. A ma connaissance on ne trouvait pas des romans de ce calibre à tous les coins de rue. Et je m'arrêtai à dix couronnes. »