Anonyme, Italie du Nord, XIVe siècle,
Le dattier, c.1370-1400.
Codex Vindobonensis, series nova 2644, folio 13, verso.
Enluminure sur parchemin, Vienne,
Österreichischen Nationalbibliothek.
Tout disque de musique médiévale est une aventure, un pari. Comme seul le Galaad des romans arthuriens pouvait prendre place sur le Siège Périlleux, il faut aux interprètes, pour faire revivre ces répertoires que leur éloignement temporel et les vicissitudes de leur transmission rendent problématiques, autant de ténacité et d’imagination que d’humilité. Diabolus in Musica et son directeur Antoine Guerber, qui m’avait accordé un entretien en juillet dernier (cliquez ici), font partie des musiciens qui, inlassablement, explorent, dans cet esprit, des répertoires souvent injustement méconnus. Ils nous proposent aujourd’hui de partir à la rencontre des chansons et polyphonies des Dames trouvères avec un nouveau programme intitulé Rose très bele.
Comme le souligne pertinemment Antoine Guerber dans les notes de présentation du disque, si toutes les sources, iconographiques ou littéraires, concordent pour démontrer une importante activité musicale des femmes, leur voix, à quelques exceptions près dont la plus notable est sans doute l’abbesse et compositrice Hildegard von Bingen (1098-1179), demeure extrêmement difficile à percevoir, dans la mesure où ce sont les hommes qui l’ont portée jusqu’à nous. Ainsi, le répertoire des trouvères, successeurs septentrionaux des troubadours, dont la première génération apparut dans les années 1170, principalement en Champagne et en Brie, et qui fleurirent durant tout le XIIIe siècle, n’a-t-il conservé que très peu de témoignages qu’il soit possible d’attribuer avec certitude à des femmes. Il existe cependant, parallèlement à ces derniers, nombre de textes s’exprimant au féminin, soit écrits par des hommes, soit anonymes, dont quelques-uns sont peut-être dus à des plumes féminines. C’est cette expression de la féminité médiévale qu’a choisi d’explorer Diabolus in Musica, au travers d’un florilège de chansons, rondeaux, virelais, qui expriment une vaste palette de sentiments, désolation de l’abandonnée (Onques n’aimai, Richard de Fournival), incertitude amoureuse (Amours que vous ai meffait, Jehan de Lescurel), persiflage du mari cocu (Trop est mes maris jalos, Étienne de Meaux), vigoureuse sensualité (Soufres, maris), sur le mode aristocratique propre à la lyrique courtoise ou, au contraire, avec des accents plus popularisants adaptés aux sujets plus lestes. Une belle place a été également réservée aux chansons religieuses, la plupart du temps issues du procédé, courant au Moyen-Âge, du contrafactum, qui consiste à adapter un texte d’inspiration sacrée à une mélodie profane. Dans ces pièces d’une simplicité touchante, le rossignol cher à l’amour courtois devient un médiateur vers le divin (Du dous Jhesu), le soleil qui réchauffe le cœur est celui de la foi (Li solaus qui en moy luist), la pureté mariale est mise à l’honneur (Flur de virginité).
Les enregistrements qui ont fait, jusqu’ici, la notoriété de Diabolus in Musica auprès du plus large public explorent principalement le répertoire sacré, qu’il s’agisse de la Messe Se la face ay pale de Dufay ou de la Messe de Nostre Dame de Machaut (chroniquée ici). Cependant, des réalisations comme Carmina Gallica ou La doce acordance ont largement prouvé l’aisance de l’ensemble dans le domaine de la musique profane. Rose très bele se situe au même niveau d’excellence que ses prédécesseurs et se savoure comme un fruit arrivé à parfaite maturité, celle qu’autorise de longues années de fréquentation aussi érudite qu’amoureuse du répertoire des trouvères. La passion qui anime Antoine Guerber et son équipe (photographiés ci-dessus lors d’un concert consacré à Rose très bele) est évidente à chaque moment du disque ; elle aboutit à une prestation d’un naturel confondant, dont la fluidité et l’évidence feraient presque oublier le travail conséquent qui a été nécessaire à sa conception. Que faut-il louer le plus hautement ? La luminosité et la souplesse des sopranos Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau et Estelle Boisnard (qui signe également de très belles interventions à la flûte), qui investissent les pièces avec une conviction dont l’intelligence du mot réjouit l’esprit et la chaleur expressive chavire le cœur ? La pertinence et la qualité de la réalisation instrumentale, Antoine Guerber se révélant un harpiste inspiré, Évelyne Moser à la vièle et Bruno Caillat aux percussions confirmant leur excellence, dont les enluminures diaprent le texte sans jamais l’envahir ? Tout ceci à la fois, bien entendu, auquel il faut encore ajouter la finesse d’une approche qui cisèle chaque détail sans jamais négliger la vision d’ensemble, qu’il s’agisse de la déploration pleine de pudeur de Las, las, las qui ouvre le disque ou de la rythmique plus enjouée d’Amis, amis qui le clôt. Il faut, je le disais en préambule, beaucoup de maîtrise et d’humilité pour rendre avec justesse des pièces qui souffriraient autant d’une neutralité que d’une surcharge d’intentions interprétatives. Sur ce point aussi, le pari de Diabolus in Musica est gagné. La simplicité raffinée et subtile dont l’ensemble fait montre permet non seulement aux œuvres d’exhaler toute la poésie dont elles sont empreintes, mais aussi que s’établisse avec l’auditeur, à la faveur d’une prise de son précise et chaleureuse, une fascinante sensation d’intimité, qui fait paraître familières des musiques pas ou peu entendues jusqu’ici, ce qui n’est pas le moindre des tours de force.
Ce nouvel enregistrement de Diabolus in Musica s’impose donc, à mes yeux, comme un des disques les plus pertinents et les plus inspirés consacrés depuis longtemps au répertoire des trouvères, dans l’optique particulière et passionnante qui consiste à rendre leur voix aux femmes. Son équilibre radieux, sa science jamais ostentatoire ou pesante, font de Rose très bele une anthologie déjà classique, incontournable pour toute discothèque de musique médiévale, dont la superbe éclosion apportera d’intenses bonheurs d’écoute à qui ira la cueillir.
Rose très bele, chansons et polyphonies des Dames trouvères. Œuvres de Richard de Fournival (1201-c.1259/60), Jehan de Lescurel (mort en 1304 ?), Étienne de Meaux (actif c.1250) et anonymes. Deux estampies d’Antoine Guerber.
Diabolus in Musica :
Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, sopranos.
Estelle Boisnard, soprano & flûte traversière.
Evelyne Moser, vièle à archet (Richard Earle, d’après les chapiteaux de l’église romane de Gargilesse, c.1200).
Bruno Caillat, percussions.
Antoine Guerber, harpe romane (Yves d’Arcizas, d’après des modèles du XIIe siècle) & direction.
1 CD [durée totale : 70’40”] Alpha 156. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Anonyme, Helas tant vi de mal eure, rondeau
(Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, Estelle Boisnard)
2. Anonyme, Souffres, maris, rondeau
(Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, Estelle Boisnard)
3. Jehan de L’Escurel, Amours que vous ai meffait, ballade
(Aino Lund-Lavoipierre)
4. Anonyme, Diex comment pourrai savoir, chanson – Antoine Guerber, Estampie
Diex.
(Aino Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, Estelle Boisnard)
Illustrations complémentaires :
Anonyme, Italie du Nord, XIVe siècle, Le céleri, c.1370-1400. Codex Vindobonensis, series nova 2644, folio 36, recto. Enluminure sur parchemin Vienne, Österreichischen Nationalbibliothek.
La photographie de Diabolus in Musica (concert Rose très bele) est de Philippe Haller.