C’est en ces termes que le Premier Ministre a commenté la mort, à l’âge de quatre-vingt–deux ans, de Robert Pandraud, l’ancien bras droit de Jacques Chirac, tant à la mairie de Paris qu’à l’Élysée. Toujours chargé des affaires de sécurité, le défunt compagnon politique de Charles Pasqua avait fait preuve, tout au long de sa carrière, d’une fermeté qui en disait long sur son respect du peuple et de ceux qui s’agitent désespérément pour survivre dans la France qualifiée par un autre de ses amis… « du bas ».
Au point qu’il n’avait pas hésité, Robert Pandraud, en décembre 1986, à couvrir ses « voltigeurs », les fameux policiers à moto chargés d’interventions musclées et rapides contre les manifestants contestataires du projet de « loi Devaquet » -une loi tellement inique qu’elle fut retirée quelques jours plus tard, et son auteur prié d’aller se faire oublier ailleurs, notamment dans des amphis… apaisés-. Cette intervention avait permis à ces glorieux « voltigeurs » de tabasser, sous une porte cochère de la rue Monsieur-le-Prince, un étudiant qui sortait d’un club de jazz. Suite à ces brutalités, le jeune Malek OUSSEKINE était mort, quelques heures plus tard à l’hôpital Cochin.
Le « grand serviteur de l’État », Robert Pandraud, commentait aussitôt la « bavure » :
« La mort d’un jeune homme est toujours regrettable, mais je suis père de famille, et si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con dans la nuit (…). Malik n’a jamais pu passer son bachot. Il est allé à l’école de tous les ratés de la bourgeoisie. Ce n’était pas le héros des étudiants français qu’on a dit. »
Autrement dit, parents : si vous avez un fils étudiant en échec au bac, qui aime le jazz, atteint d’une maladie rénale, issu de ce que d’aucuns baptisent la « bourgeoisie », qui ne se sent pas l’âme d’un héros… ne le laissez pas sortir la nuit car il fait partie de ces cons dont la mort ne compte pas sous les coups de matraque de la police ! De là à penser que, même sans échec au bac, sans amour du jazz, sans maladie rénale… tout jeune est un potentiel gibier de « voltigeurs », il n’y a qu’un pas sur le trottoir de la rue Monsieur-le-Prince !
Aucun regret, dans les propos du « grand serviteur de l’État », aucune pensée émue vers les parents tenus, au contraire, pour responsables du drame, aucune compassion, aucune remise en question du pouvoir de vie et de mort d’une administration pourtant au service du peuple dans un pays dit… républicain ! C’est sans doute à ce comportement mécanique que l’on reconnaît la qualité quasi nobiliaire de « grand serviteur de l’État » !
Grand serviteur de l’État…
Et les Continental, les Total, les marins du chalutier Bugaled Breizh envoyé mystérieusement par le fond voilà quelques années, les Boussac hier, les sacrifiés de demain sur l’autel fou de Friedmann, les incinérés vivants du tunnel du Mont-Blanc, les mineurs de Marcinelle, les explosés d’AZF à Toulouse, les soldats pulvérisés en Afghanistan… ne sont-ils pas, eux aussi, de « grands serviteurs de l’État » ?
La France du haut est-elle la seule à produire ces êtres d’exception, tellement exceptionnels qu’ils disposent, pour asseoir leur pouvoir, du droit de laisser passer la mort physique ou sociale du citoyen là où ils auraient pu la dissuader de faucher ?
Et la France du bas n’aurait que le seul plaisir de sentir le passage glacé de sa lame ?
Être « grand serviteur de l’État » était un privilège d’ancien régime !
Serions-nous retournés au temps des perruques poudrées, et du petit lever du monarque dont les effluents solides et liquides étaient contrôlés par le « grand serviteur » renifleur de pot ?
Possible !
Ce soir, je pense à Malik, aux routiers du Mont-Blanc, aux marins bretons, aux Conti, à Treiber, aux Total, aux petits esclaves de l’État…
Pas à Pandraud !
images couverture du livre "Au Plaisir d'ENA" Gilles Laporte photo Ch. Voegelé - Jean-Pierre Treiber AFP - Couronne des rois photographe non identifié.