Par Jean‐Olthène Tanisma
Les habitants de Port-au-Prince commencent à reconstruire.
Il aura fallu environ une vingtaine de secondes, par ce radieux après‐midi du 12 janvier 2010, pour que la capitale haïtienne, Port‐au‐Prince et ses banlieues proches, s’effondrent dans leur quasi‐totalité sous l’effet d’une série de violentes secousses telluriques qui ont englouti instantanément près 200 000 personnes.
Pourtant, quelques heures plus tôt, lorsque le vol AC 950 d’Air Canada qui me ramenait de Montréal s’immobilisa sur le tarmac de l’aéroport Toussaint‐Louverture vers 14h15, j’étais loin de me douter que cette ville violemment insalubre et profondément attachante avec laquelle j’entretiens d’ailleurs une relation ambiguë d’amour et de déception depuis plus de trente ans, allait connaître à l’instar de Sodome et Gomorrhe, l’apocalypse.
Le pick‐up Isuzu à double cabine conduit par mon cousin dans lequel prenaient place trois autres passagers, filait à vive allure sur la route du sud en direction des Cayes, dévoilant à ma droite un paysage splendide avec en arrière‐plan la surface azurée de l’océan qui ondoyait, indolente et majestueuse, sur le Golfe de la Gonâve. Soulagé d’avoir franchi sans encombres le tronçon cauchemardesque de la Route des Rails, dans la partie sud‐ouest de la capitale, je revoyais encore les échanges d’accolades, de poignées de mains et de salutations avec de nombreux passagers rencontrés à bord de l’avion dont la grande majorité s’en allait à Port‐au‐Prince, à Pétion‐Ville et à Delmas, lorsque le véhicule, quelques minutes avant Grand‐Goave, devint soudain incontrôlable, sautillant dans tous les sens tel un reptile saisi brusquement par la queue.
Après s’être immobilisés rapidement dans les secondes qui suivirent, nous constations terrorisés, que les entrailles de la terre grondaient puissamment et sans répit sous nos pieds tandis que de larges fissures zébraient simultanément le sol sur le bas‐côté de la route. Nous avons mesuré l’étendue incommensurable de cette catastrophe quand, ne pouvant plus continuer notre périple, nous revînmes vers Port‐au‐Prince quelques heures plus tard, sous une dense obscurité à travers laquelle fusaient, ça et là, les incantations liturgiques des milliers de port‐au‐princiens qui avaient gagné instantanément les rues en s’éclairant à l’aide de cierges et de bois‐pins.
Cette Capitale qui bourdonnait et grouillait d’activités plus tôt, telle d’innombrables essaims d’abeilles en production, venait de disparaître emportant dans son affaissement, outre ses victimes, mais aussi les symboles historiques les plus puissants de ses jours fastes et de ses plus sombres dont le palais national, la Cathédrale Notre‐Dame ainsi qu’un nombre incalculable d’institutions étatiques.
Une fois de plus la communauté internationale comme à l’accoutumée s’est immédiatement portée au chevet de ce malade chronique, continuellement et douloureusement marqué depuis sa fondation en 1749, par l’étampe indélébile des calamités naturelles, de l’instabilité politique ainsi que de leurs cortèges de souffrances.
Conjurer le sort à jamais
Campement de réfugiés haïtiens à Port-au-Prince.
Tandis que le combat pour la survie quotidienne des centaines de milliers de rescapés se poursuit encore sur le terrain dans des conditions extrêmement ardues, grâce à la puissante logistique des américains, des canadiens et des autres nations membres de l’ONU, la question inévitable de la reconstruction de cette vieille capitale fait déjà l’objet de préoccupations majeures autant chez les survivants du gouvernement haïtien, des instances internationales qu’au sein même des populations haïtiennes de tous les horizons socioéconomiques. La réponse à cette question fondamentale sous fond de crise humanitaire gigantesque ne sera pas facile. Cependant elle n’est pas insoluble si les acteurs principaux, notamment, les classes politiques haïtiennes, les bailleurs internationaux, les sociétés civiles du pays et la diaspora parviennent pour une fois à harmoniser leur vision en se dépouillant d’abord des intérêts individuels qui ont imprimé souvent leurs actions dans le pays au cours des deux derniers siècles. Plus que jamais, l’intérêt collectif doit être la pierre angulaire non seulement pour la réhabilitation physique et socioéconomique de Port‐au‐Prince, mais aussi pour celle du pays dans son ensemble. Dans cette perspective, quelques obstacles majeurs doivent être franchis, sinon méticuleusement évalués avant de dépêcher les innombrables experts et leur arsenal technique sur le terrain. Parmi ces contraintes, il importe de souligner notamment :
La décentralisation politique et administrative
Actuellement force est de constater que malgré tous les rapports d’études réalisés depuis 1990 par les autorités haïtiennes et étrangères dont le Cadre de coopération intérimaire (CCI 2004‐2006), le document de stratégie nationale pour la croissance et la réduction de la pauvreté (DSNCRP 2007), et malgré la justesse des multiples recommandations qui émanent de ces documents produits à coup de millions, le système politico administratif haïtien dans ses multiples composantes demeure inefficace et insatisfaisant.
Des procès criminels et économiques majeurs qui s’éternisent dans les dédales du système judiciaire, des millions de dollars qui se sont volatilisés des livres de compte de l’état, des équipements lourds qui croupissent dans les ministères alors que des tonnes de boue jonchent encore les rues des Gonaïves mortellement meurtrie par des ouragans depuis 2004, des kidnappeurs qui font la loi à leur gré, minant continuellement la sécurité publique et la reprise économique, etc. constituent autant de constats douloureux et alarmants qui exigent à priori une réponse cohérente musclée de la part de tous.
Par ailleurs, les collectivités territoriales, instances locales impliquées dans la décentralisation par la Constitution de 1987, se révèlent inaptes à remplir leur mission en raison non seulement du chevauchement administratif et politique constant d’autres ministères centraux de Port‐au‐ Prince, mais aussi et surtout du manque de ressources humaines compétentes ainsi que des budgets nécessaires à leur fonctionnement. Un fonctionnement qui, somme toute, s’opère dans un fouillis administratif inextricable.
Il demeure évident que le système actuel est désuet et inadapté aux réalités modernes de gouvernance ainsi qu’aux exigences sociogéographiques et politiques du pays. Il est impératif d’envisager une décentralisation plus légère et plus souple, sous la forme d’un modèle fédératif à l’instar du Canada, du Mexique et du Brésil, dans lequel les départements seront dirigés par des gouvernements autonomes redevables devant les citoyens de leurs régions, qui auront, entre autres, le mandat de préparer et de réaliser un plan quadriennal de développement doté des diverses ressources humaines et matérielles afférentes ainsi que d’un échéancier réaliste. Ce type de gouvernance aura non seulement l’avantage d’exploiter et de mettre en valeur les nombreuses particularités géographiques, économiques et naturelles spécifiques des différents départements du pays, mais aussi de mettre à profit le sentiment d’appartenance régionale qui sommeille au tréfonds de chaque haïtien, allégeant conséquemment les charges de la République de Port‐au‐Prince. Et, dans le contexte de jumelage qui émerge entre plusieurs villes depuis environ une décennie, il ne fait point de doute qu’une association entre Montréal et Port‐au‐Prince ou entre West Palm Beach et Gonaïves s‘avérerait plus cohérente et plus productive dans le cadre de leurs éventuelles échanges technologiques, institutionnelles ou autres.
Pour cela, il faudrait envisager d’amender substantiellement la Constitution, à moins qu’il n’y ait une solution mitoyenne de gouvernance plus appropriée. Dans tous les cas, la refonte ou l’adaptation du système politique et administratif aux réalités actuelles du pays s’impose urgemment.
La corruption légendaire dans certaines institutions haïtiennes
Cet aspect se passe d’argumentaires. Il suffit d’abord de rappeler certains constats accablants du rapport de 2005 de Transparency International relativement aux indices de perception de la corruption dans le monde. Sur les 158 pays analysés, Haïti se classait parmi les cinq nations les plus corrompues. En 2008, son classement stagne toujours au 4e rang. De plus, les dernières accusations de détournement des 197 Millions de dollars des fonds de la Pétrocaribe avant le désastre du 12 janvier continueront de hanter le gouvernement encore longtemps si l’on en juge aux débats continuels des médias haïtiens et étrangers sur le sujet. Est-il possible de changer cette situation ne serait‐ce que modérément en mémoire des 200 000 victimes et pour améliorer le sort présentement nébuleux des générations futures ?
Les actions incohérentes des organisations internationales
Quoiqu’en disent des observateurs et des leaders d’opinions haïtiens inquiets de la souveraineté du sol national, sans la présence de la communauté internationale la situation du pays serait pire à bien des égards, entre autres au niveau du relèvement post‐désastre. Cependant il est impératif de rappeler que l’aide internationale dans sa formule actuelle qui privilégie l’octroi de contrats importants essentiellement aux firmes de leur pays respectifs en dépit des clauses prévues à cet effet, constitue un irritant qui renforce de plus en plus les craintes des défenseurs de la souveraineté. Par ailleurs, au cours de la dernière décennie, la multiplication exponentielle des organisations non gouvernementales (ONG) qui reçoivent une part importante de l’aide internationale, a crée une cacophonie administrative quasiment incontrôlable un peu partout au pays au point que le gouvernement haïtien s’est délesté des responsabilités qui pesaient sur nombre de ses instances ministérielles. Les bailleurs et le gouvernement doivent résoudre rapidement cette situation d’ailleurs soulevée à maintes reprises par des centres de recherches et des médias étrangers.
La diaspora et les sociétés civiles haïtiennes
La diaspora haïtienne représente incontestablement depuis plusieurs années l’un des leviers économiques les plus constants et les plus importants du pays après l’aide étrangère, grâce aux transferts estimés à plus de 1,65 Milliards de dollars dont bénéficient directement les familles et les organismes haïtiens chaque année, selon un rapport de la BID en 2007. Par contre elle ne forme pas un bloc idéologique monolithique eu égard aux alternatives de décollage du pays même si leur opinion converge à l’unisson aujourd’hui vers la reconstruction complète de Port-au‐ Prince. Les individus et les organismes de cette diaspora détiennent pour la plupart le remarquable privilège de disposer d’une éducation et d’une expérience professionnelles solides qui pourraient de toute évidence être mises à profit dans le processus de reconstruction de Port‐au‐Prince et du pays. Mais leur participation politique directe demeure compromise par plusieurs clauses de la constitution. Ce débat est lancé depuis déjà 5 ans. De plus, quelques leaders d’opinions influents semblent encore ressasser les souvenirs politiques traumatisants des temps passés sans pouvoir prendre une certaine distance nécessaire pour diriger et concrétiser le fruit de leurs acquis au profit du pays.
Quant aux sociétés civiles haïtiennes, elles sont constituées de membres issus des secteurs économiques, culturels et communautaires locaux. Leurs connaissances innées des problématiques de développement local et régional leur confèrent un rôle de premier plan dans le processus de consultation et de participation, prémisses essentielles à la reconstruction. Malheureusement leur pouvoir décisionnel et leurs ressources sont aussi limités. Une alliance stratégique entre ces deux groupes pourrait donner d’excellents résultats sur le terrain à l’avenir.
La reconstruction de Port‐au‐Prince ne peut être confinée à une question de localisation géographique, d’équipements et d’infrastructures, même si pour la prochaine année, cette urgence s’avère extrêmement préoccupante. La réhabilitation de la capitale devra tenir compte de ces obstacles structurels et institutionnels majeurs dès sa phase d’élaboration sinon le plan qui en résultera ne pourra pas générer les bénéfices du développement durable dont font écho les organisations internationales depuis le sommet de Rio en 1992. Le moment est donc venu à travers cette apocalyptique et douloureuse épreuve de rebâtir Port‐au‐Prince et le pays sur des fondations cohérentes, solides et durables !
* Membre de l’association des urbanistes et des aménagistes municipaux du Québec, AUAMQ