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Nos amériques, de Stéphane Bouquet (par Yann Miralles)

Par Florence Trocmé

 

 

Stéphane Bouquet, le poème démocratique

Bouquet, nos ameriques
 Il y a dans les titres des livres de Stéphane Bouquet – Un monde existe, Le mot frère, Un peuple – comme une main tendue vers les choses et les êtres, la volonté de dire et rejoindre ce qui serait hors du livre, et surtout le souhait qu’une communauté, un agrégat de personnes dans lequel le poète serait compté, soit possible. Le titre de son dernier ouvrage, récemment paru, est encore plus éloquent : au déterminant qui affirme la possibilité d’un « nous » et une possession commune, se joint un nom propre au pluriel et dont l’initiale est en minuscule – Nos amériques. Manière d’affirmer d’emblée, peut-être, ce qui se donnerait comme une poétique fondée sur un principe de non-hiérarchie (pas de capitale), sur une nécessaire pluralité (alors qu’on aurait attendu « l’Amérique ») et même (puisque la 4ème de couverture évoque « un fleuve qui coule, avec tous les gens qui marchent sur le trottoir, et les voitures » ainsi que « plusieurs personnes [qui] parlent »), sur l’idée d’une libre circulation (des êtres, des paroles, voire des marchandises). En somme une sorte de poétique démocratique, puisque aussi bien c’est vers Tocqueville que ce livre, par la mention des Etats-Unis, fait signe, et que les principes d’égalité, de liberté et d’acceptation du pluriel pourraient fournir une définition a minima de la démocratie.
Évidemment, il ne s’agit pas de voir dans ces poèmes quelque tract ou un échantillon d’une poésie engagée remise au goût du jour, mais – puisqu’il existe une « politique de la littérature » (Rancière) – d’interroger celle qui se donne à lire chez Stéphane Bouquet.
  
1. Non-hiérarchie
Dans les poèmes de Stéphane Bouquet, le « haut voltage » et le « bas voltage », pour parler comme Jean-Claude Pinson, ne cessent de se côtoyer et, plus encore, de se mêler. Nos amériques, ainsi, peut tout aussi bien se faire récit de voyage (un séjour passé aux Etats-Unis, en particulier à New York), que s’apparenter à une autobiographie, que présenter un aspect « documentaire » sur le monde comme il va (aux USA surtout – le problème de la guerre en Irak, « les quartiers pauvres », etc.), que faire des incursions dans la fiction, que s’offrir comme un « cahier de méditation » ou que laisser libre cours à des réflexions d’ordre poétique : tout ce qui fait la matière du livre est traité sur un pied égalité.
Si le premier ouvrage de S. Bouquet (Dans l’année de cet âge) traçait une nette distinction entre les poèmes en vers et leurs « proses afférentes », si les livres suivants font se côtoyer l’une et l’autre forme, il faut remarquer d’emblée que, dans Nos amériques, la forme-vers (la ligne et la coupe) et la forme-prose sont sans cesse mêlées, en une même section, un même poème, un même fragment numéroté. Pas de comparaison donc entre l’une et l’autre, pas de hiérarchie – un traitement formel égalitaire.
Il en va de même pour le lexique : des mots anciens ou rares (« ocellé », « cardinal ») côtoient un langage actuel (« c’est cool », « ça serait bien, grave bien »), un SMS, des néologismes (« je viens de m’arriver », « infrontière », « inabattable », « re-encore », « irretrouvables » (1), des abréviations (« bcp en nbre de gens », « lgts »), des mots triviaux (« sa bite », « leurs diarrhées »). Un même vers (puisqu’il est question d’« amériques ») met en regard l’anglais et sa traduction française (par exemple : «respire / le monde et le rend/breathes the world in and writes it out », « peonies/pivoines / & dandelions/pissenlits »). Voire : le français est parfois comme travaillé par la langue anglaise et ses idiotismes : « si healthy et corn-fed/maïs-nourri », « est-ce qu’il est putain de mort ? »,« où de putain va cet avion ? », etc.
Plus fondamentalement, il n’y a pas de frontière entre la description du quotidien, du monde ordinaire, et ce qui se donnerait comme un Eden. On sait que de nombreux poètes voient dans certains moments du monde des sortes d’épiphanies, ou qu’ils tentent de réunir et recomposer par le poème, à l’instar de Philippe Jaccottet par exemple, les morceaux épars de quelque paradis. Mais cela se fait souvent au terme d’une sorte d’ordalie, ou par un long labeur. Or, chez Stéphane Bouquet, la réalité la plus banale et le paradis semblent, d’emblée, coïncider. C’est pourquoi le poète peut comparer « des soirées bières / & hash & conversations stupides » à « des arcadies d’odeurs profondes », reconnaître que « [s]on leurre » est « d’imaginer qu’il s’est produit [dans un maison ancienne] une existence plus forte, un surcroît de monde, autre chose que la propre pauvreté de [s]on présent » et affirmer dans les dernières pages : « la vie ne pourrait plus redescendre / du sentiment de super être ». De même, dans ces poèmes, c’est « Comme si la sorte de tranquillisant, la sorte d’anxiolytique jadis appelé dieu existait encore ». Non qu’il y ait un quelconque sentiment religieux (et bien sûr on remarque dans ces exemples le filtre du conditionnel, ou la mention du leurre) mais un acquiescement au réel, un bonheur du présent – une foi dans le monde et ses joies. Contrairement à tout un pan de la poésie contemporaine qui ne cesse de déplorer leur fuite ou se complait dans leur absence, Nos amériques (malgré la solitude, le temps qui passe, le désir insatisfait qui pointe en certaines pages) pourrait avoir pour sentence nodale cette phrase empruntée à Emerson et répétée à deux reprises (dont une en italique – manière d’en souligner la prégnance) : « personne ne se doute que les jours sont des dieux ». Ce qui revient à montrer que l’ordinaire et l’extraordinaire sont sur un pied d’égalité et même qu’ils se confondent constamment. D’où l’importance, aussi, de tel vers où l’attribut paraît insolite à première vue – non pas « à égalité » ou « semblables », mais :
  
après nous sommes des égalités (c’est moi qui souligne)
  
2. Pluralité
Si une vision monarchique exalte l’Un, si elle a pour but de résorber la diversité, ou du moins de la faire converger vers une identité, alors il est juste de dire que Nos amériques offre une vision résolument démocratique, en favorisant la pluralité. Pour résumer tous les livres de Stéphane Bouquet par une tournure syntaxique ou en une formule simple, on dira qu’ils jouent sur l’addition, la juxtaposition, la parataxe (les choses s’additionnent et se placent les unes à côté des autres – restant plurielles) bien plutôt que sur la métaphore (qui consiste, on le sait, à transporter une chose dans une autre – à subsumer le pluriel sous l’unité). C’est ainsi que la section « Dans le pays », composée en laisses de 1 à 3 vers (sur une dizaine de pages), égrène les jours passés à New York (« 2ème jour », « 3ème jour », etc.) et accumule les sensations et sentiments du sujet du poème (la « liste des choses »), nous faisant songer (outre la poésie objective américaine bien sûr) à une sorte de long travelling cinématographique (pas étonnant sans doute que Bouquet ait écrit sur Gus Van Sant).
Et le livre multiplie (c’est le cas de le dire) les figures du pluriel. Il suffit d’un pronom pour qu’apparaisse une foule dans le poème :
  
« vous » ne veut pas forcément dire untel ou untel, mais « vous » = rues des villes = clients à la caisse des supermarchés = tiges du romarin violent où j’ai posé mon visage, sous la chaleur serrée, un jour = finalement le profil précis des choses  
et si le Je du poème affirme : « J’attends le retour de plusieurs » et « we/nous désigne / un instant vraiment du pluriel », c’est l’être lui-même, l’Un, qui possède la capacité de se multiplier. En effet, « la formule de leur être [de personnages dans un film] [est] partagée et ils vivent d’une seule et plus vaste identité » et tel personnage se voit « occupé par sa propre foule » tandis qu’un autre (une femme) « pense […] [ :] je déborde de population ».
C’est la raison pour laquelle la fiction, c'est-à-dire la création de personnages, est au cœur même du livre. Il y a probablement dans ces poèmes une dimension autobiographique (et le pronom Je prédomine), mais voici que (en particulier dans la section « La succession des arbres ») le sujet du poème met en scènes plusieurs personnages – un professeur d’histoire antique, une femme esseulée, eux-mêmes observant leurs voisins, rêvant d’autres vies, s’inventant un passé (« En vrai, il invente régulièrement ce genre de faux souvenirs […], il les invente en guise de repos nécessaire à cause de l’aujourd’hui épuisant »). Plus intéressant encore : ces personnages (dont la vie est racontée à la 3e personne) sont régulièrement télescopés par le Je, comme si le poète-narrateur entrait en eux ou, plus probablement, comme s’ils étaient, eux, une de ses multiples figures. La ronde indéfini des pronoms peut s’expliquer ainsi : Je, « les cercles de Tu », « nous » « elle&lui », « toi&moi », et ce « Elle [qui] regrette beaucoup que dans la langue, il y ait si peu de pronoms, et certainement aucun où « elle » ne coïnciderait pas avec elle-même » : par cette propension qu’ont les composants du livre de s’additionner et de se répondre les uns les autres.
Car s’il reconnaît que « l’être est une addition de morceaux séparés de la matière », le poète – avant tout – « cherche […] à fabriquer un monde de ressemblances possibles, de définitions échangeables. [Il] élabore […] les règles d’un commerce minimal entre les choses. » (dans Un peuple). Aussi le livre insiste-t-il sur les échanges, sur ce qui circule entre les mots, les signifiants, les êtres, les choses.
  
3. Circulation
Traversant tous les livres de S. Bouquet, se trouve ce grand rêve d’un ensemble de sujets où chacun aurait sa place – une communauté au vrai sens du terme. Nos amériques le prolonge magistralement. Le personnage mentionné plus haut (« lui »), ainsi, « lorsqu’il voyage, s’arrange toujours pour arriver le dernier, pour prendre la place qui reste dans l’avion, pour se fondre dans le trou entre les passagers et d’une certaine manière compléter autant que possible le monde. » Et le monde lui-même devient cette circulation heureuse entre les êtres et les choses, « la déclinaison heureuse des choses sans frontière », cette possibilité pour le Je de « [s]e dépose[r] dans la bouche duveteuse des choses ». Le passage où le professeur d’histoire évoque le « phos » grec est, à ce sujet, particulièrement parlant : « le mot « phos » veut dire lumière et aussi (à un accent près) homme […]ce pourrait être la même chose, un homme et de la lumière […] un homme respire dans chaque particule de lumière, un bain de soleil = un bain dans des photons d’hommes ». Le mot n’entraîne pas une fusion, mais un échange constant entre l’homme et ce qui fait sa vie, son histoire, ce qui l’entoure et le constitue.
Pareillement, le langage est vu comme ce qui circule entre des sujets, une sorte de continuation du corps – et non comme une essence ou un système de signes. Il est comparé à une bouée (on pourrait presque dire : une bouteille à la mer) qu’on lance vers les autres : « une phrase / que je regarde flotter des jours depuis dans sa simple tiède bouée ». Peu importe, dès lors, le but des conversations, et, dans les phrases qu’on dit (pour parler comme les linguistes) les thèmes et les prédicats. La parole (et a fortiori le poème) ne veut pas dire ; elle dit (que le verbe soit transitif ou intransitif) – tout simplement. Et le lieu amène dont rêve Bouquet serait finalement cette « cité de paroles » dans laquelle chacun pourrait avoir « un stock où puiser pour se lancer dans la conversation des gens ». Un autre passage, le récit d’une soirée entre voisins – qu’il faut citer longuement –, évoque très précisément à la fois la circulation de la parole (par la comparaison avec l’activité sportive) et une image du bonheur :
  
Tout ce brouhaha limpide, pense-t-il. Parler a la clarté d’un schéma, parler est immédiat et total, parler fonctionne. Il donc imagine combien il serait reposant d’avoir entièrement confiance dans le langage et vivre parmi des gens qui peuvent dire « compris » ou ce genre de choses et courir à l’autre étage le confirmer à untel ou untel. […] Les mots brillent et rien n’est plus désirable que de recevoir à son tour des petites balles, de les tenir un peu dans le gant de cuir marron et de les relancer dans le courant de la transpiration des choses. Il participe à ce sport, d’un fauteuil à l’autre. Il a délaissé la crainte que les mots n’atteignent pas leur but, et il tape autant qu’il peut, des phrases entières et parfois réussies comme des homeruns suscitant l’admiration et les applaudissements. Il se sent bien, inclus dans l’équipe.
  
Cette circulation, bien sûr, elle se fait avant tout dans et par les mots. Par les signifiants. Il faudrait étudier précisément les reprises de phonèmes et les effets de sens qu’ils créent ; tout juste pourra-t-on souligner telles allitérations en [f], en [p] et en [s], et la répétition du e ouvert, par lesquelles tous les mots tendent vers le dernier terme, comme le sujet du poème concentré sur l’objet de son désir : « il suffirait au bonheur du poème d’être la serviette du soigneur essuyant Phelps. » Ou encore cette occurrence où se dit, par les nombreux échos sonores, le pouvoir d’évocation du mot dont il est question : « le mot cardinal même en français pour la 1ère fois je vois sa fugacité rouge / crever la frondaison folle de sève » (je souligne). Ou enfin : « - la neige reneige, il y a des cms / de glisser possible blanc silencieux »
Tout circule donc à tous les niveaux du poème (phonique, lexical, syntaxique, thématique…), à tel point qu’on pourrait évoquer, à propos de Nos amériques et de toute l’œuvre de Stéphane Bouquet, une vision héraclitéenne de la réalité et du langage. Tout passe, tout se fait liquide. Tout coule. Pas étonnant qu’il y soit autant question, dans ce livre, d’eau, de « fleuve », de « rivière Est » (« East river »), de l’ « Hudson ». Si bien qu’un des personnages « sent simplement que le monde déborde et lui coule dessus » et un autre « se sent devenir une pure flaque d’eau, quelque chose de traversable, quelque chose où plonger. » Dans les dernières pages du livre, saluant Hölderlin, Hésiode, Pindare, Socrate et Eros, la prose de Bouquet se mue en hommage à la « divinité liquide »,  en réflexion sur « la vie » et le « réel » qui équivalent à l’élément aqueux (« Quand les Grecs disaient : durant mon eau […] – ils voulaient dire en fait : durant ma vie. Eros est le dieu de la vie même. Il est couché de tout son long sur le réel. ») ou en périphrase du verbe « verser » : « Verser veut dire : s’élancer dans le courant qui est le si fameux fleuve du jamais deux fois qui est la vie ». Plus encore : par sa prosodie (on le voit ici avec la répétition du [f], du [k], ou du [v] qui lie « verser » et « vie »), cette prose devient ce qu’elle dit – elle-même élément liquide.
  
Peut-être pourrait-on se risquer à penser qu’il y a deux manières d’envisager le poème : l’une prompte à exalter l’Un, à présenter un sujet unifié, à élaborer des hiérarchies (le sacré vs le profane, l’authentique vs l’inauthentique, la présence vs l’absence,…) – monarchique au sens littéral ; l’autre favorisant le pluriel, un point de vue égalitaire, la circulation dans, par et entre les sujets – démocratique. Assurément, les livres de Stéphane Bouquet met en œuvre cette dernière, non en se faisant étendard de quelque idéologie que ce soit, mais par son écriture même.
Cette vision du poème engage, enfin, une vision du livre et, plus généralement, une vision de l’histoire littéraire (2). Convoquant des auteurs de diverses époques (par certaines références, certaines tournures, certains thèmes), entrant lui-même dans le grand manège où tournent déjà Empédocle, Socrate, Hölderlin, du Bellay, Woolf, Williams, Olson, Pasolini, jusqu’à (mais la liste serait longue) James Sacré (dont on sent une proximité dans le tremblé de la voix parfois et surtout dans la vaste ambition réflexive cachée sous la modestie des mots et la banalité du quotidien), Ariane Dreyfus (par le primat du corps, de la sensation), ou Christophe Lamiot Enos (pour le côté récit et l’incursion dans l’american way of life), Stéphane Bouquet fait de Nos amériques non certes un fétiche (un objet devant lequel on s’incline – ce qui serait la vision monarchique) mais un lieu d’interactions, où s’appellent et se répondent les époques et les livres, les êtres et les choses. Un passage de la section « Dans le pays » est d’ailleurs significatif : le sujet du poème se trouve dans une bibliothèque universitaire où il affirme : il y a « les livres & moi / & ce livre égaré que je compte ajouter // quelque part de plus dans la classification dewey des allées ». Tout l’inverse d’une vision fétichiste et souveraine de son travail de poète. Par leur refus de toute hiérarchie, par leur acceptation de la pluralité, les poèmes de Stéphane Bouquet montrent ainsi ce que pourrait être une écriture démocratique ; et ils laissent, en fin de compte – et là se dit encore l’ambition d’une telle écriture – au lecteur une place de choix. Une liberté :
  
de toute façon tu choisiras
ta propre liste du verbe vivre
qu’on puisse toujours entendre le bruissement que tu fais
dans les langues et si à la fin
tu existes dans d’autres directions que moi
c’est bien –
pareil

  
  
Contribution de Yann Miralles


1. Je renvoie à ce que dit Ariane Dreyfus de l’utilisation que fait Stéphane Bouquet de la préfixation, dans un article qu’elle consacre à son œuvre dans le n°138 de Décharge – et plus généralement aux notes de lecture qu’elle a pu écrire sur ses livres dans Triages, Action Poétique, Europe, et sur les sites Poezibao et Remue.net.

2. Yves Di Manno dit, à propos d’Un peuple : « Le projet central de l’auteur est de remettre en évidence le lien unissant la littérature (et particulièrement la poésie) à la sphère de la vie commune ». En quoi on retrouve l’importance à la fois de l’ordinaire, de la communauté et de l’histoire littéraire. 


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