Le 12 février se tenaient à Paris les cinquièmes assises de la prison, organisées par le Sénat et l'Assemblée nationale. L'occasion de revenir sur l'histoire d'une cause et de son abandon, et de rappeler la gravité de ses enjeux.
Les prisons françaises toujours inhumaines
Il s'agit d'une réalité si connue, si souvent répétée qu'elle en devient banale : les prisons françaises sont surpeuplées, offrent des conditions de vie déplorables, elles sont également le lieu de traitements inhumains ou dégradants, elle n'assurent pas leur mission de réinsertion. Elles ont ainsi été critiquées — et l'État parfois condamné — à de multiples reprises, par des rapports parlementaires (à l'Assemblée nationale et au Sénat, en 2000, travaux malheureusement non renouvelés), par des institutions nationales (la Cour des Comptes, la Commission nationale de déontologie de la sécurité, l'Institut national d'études démographiques), par des organisations internationales (Cour européenne des droits de l'homme1, Comité de prévention de la torture du Conseil de l'Europe) et par des organisations non gouvernementales (Observatoire international des prisons, Amnesty International).
Quelques simples faits donnent un aperçu de la situation. Avec 66 000 prisonniers environ, la population carcérale a augmenté de 36 % depuis 2002. Le taux d'occupation moyen des prisons françaises est de 111 %, et atteint 124,5 % dans les maisons d'arrêt2. Déjà, en 2000, Véronique Vasseur dressait un tableau effrayant :
« Les cellules font dix mètres carrés et demi et accueillent trois ou quatre détenus. Les murs sont de couleur papier kraft avec une petite ampoule de 60 watts, à trois mètres du sol. Ils suintent de salpêtre. La fenêtre est minuscule et aucun air ne circule. Les carreaux cassés ne sont pas changés, le W.-C. collectif n'a même pas de paravent et on s'étonne qu'ils soient tous constipés. Essayez de déféquer devant trois inconnus ! La vermine envahit les matelas3. »
Au-delà de ces questions de « confort », le rapport du Comité de prévention de la torture effectué à la suite de ses visites en France en 2006 révélait un certain nombre de mauvais traitements, des cas de violences entre détenus, et l'usage excessif et sans contrôle de régimes de détention spéciaux, notamment le quartier d'isolement, « devenu le lieu de rejet de détenus difficiles à gérer, psychiquement atteints et pour certains, atteints de pathologies psychiatriques graves et chroniques, pour lesquels une prise en charge psychiatrique s’avère nécessaire »4. Conséquence la plus grave et visible de ces conditions, en cinquante ans, le taux de suicide dans les prisons françaises a quintuplé, en passant de 4 suicides pour 10 000 détenus en 1960 à 19 en 2008. La France présente le taux de suicide en prison le plus élevé de l'Union européenne à quinze, loin devant le Danemark, deuxième avec 13 suicides annuels pour 10 000 détenus5.
La leçon du GIP
Intolérable : le qualificatif est le seul qui s'impose face à cette situation. Or, un constat comparable était déjà dressé il y a une quarantaine d'années. Intolérable était en effet le titre retenu pour les publications du Groupe d'information sur les prisons (GIP). Celles-ci, aux nombre de quatre, furent respectivement consacrées aux conditions de détention dans 20 prisons françaises (mai 1971), à la prison de Fleury-Mérogis, alors considérée comme un établissement modèle (juin 1971), à la mort suspecte de George Jackson à la prison de San Quentin, aux États-Unis (novembre 1971), et enfin aux suicides dans les prisons (février 1973).
Qu'est-ce que le Groupe d'information sur les prisons ? Il y a près de quarante ans était signé le manifeste qui y donnait naissance, par trois des plus grands esprits français du temps : Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet, et Jean-Marie Domenach qui le publiait dans les pages de la revue Esprit, le 8 février 1971. Et derrière l'anonymat des publications du GIP se trouvent d'autres figures intellectuelles majeures (Gilles Deleuze, Daniel Defert, Jacques Donzelot, Danièle Rancière), ainsi que des journalistes, des médecins, des magistrats, et bien entendu des détenus et proches de détenus. La mission que s'assigne alors le GIP est d'utilité publique : informer sur les prisons en donnant la parole à ceux qui y vivent, qui y sont détenus ou qui y travaillent, contourner le jeu des hiérarchies internes, ses blocages, ses censures, ses répressions, pour dire l'intolérable, et faire connaître les refus, les mouvements de colère, les mutineries, en particulier la vague de révoltes de l'hiver 1971-1972. Cette parole, ces faits, le GIP les fait connaître au public le plus large, par ses publications, par ses réunions publiques, par ses tracts distribués dans les lieux publics. Et il les porte jusqu'au ministère de la Justice, lorsque le 17 janvier 1972 Michel Foucault y tient une conférence de presse improvisée et y lit la déclaration des prisonniers de la centrale de Melun, aux côtés de Jean-Paul Sartre. Un texte qui émane des détenus, donc, une parole portée par Foucault, des revendications simples, belles, responsables, appelant à l'élection de comités représentatifs des détenus, et affirmant que « la réinsertion sociale des prisonniers ne saurait être que l'œuvre des prisonniers eux-mêmes »6.
L'expérience du GIP tourna court puisque le groupe décida sa dissolution en décembre 1972, même si l'action fut poursuivie par un comité d'ex-détenus, le Comité d'action des prisonniers. Mais au-delà de ces quelques mois d'expérience, le GIP montre la défense d'une cause par de nouveaux modes de lutte, et plus encore un bouillonnement intellectuel sur la question carcérale, une réflexion globale sur celle-ci, que poursuivront certains, à commencer par Foucault dans ses cours au Collège de France sur la société punitive7 et dans Surveiller et punir8. Ving-cinq ans plus tard, la situation dans les prisons n'a pas beaucoup changé, quelques améliorations, beaucoup de dégradations, et un système carcéral de moins en moins questionné dans son ensemble. La cause des prisonniers est à l'abandon, et on pourrait chercher très longtemps les figures notables qui auraient succédé aux Vidal-Naquet, aux Foucault, aux Deleuze. La prison fait partie de ces causes délaissées par des intellectuels sans engagement, sans conscience collective, qui ont depuis longtemps confisqué la parole.
L'anomie carcérale aujourd'hui
Regroupant des personnalités d'horizons différents, ayant elles-mêmes des idées différentes quant au système pénal et au monde carcéral, le GIP soulève cependant une question cruciale. Les prisons sont alors situées pour ainsi dire hors du droit, elles fonctionnent selon des règles opaques, instables, variant d'établissement en établissement. L'arbitraire de la prison, la quasi-anomie qui y règne, voilà où réside au fond l'intolérable. Une situation qui ne correspond d'ailleurs pas non plus aux théories de la prison. Déjà en 1819, Decazes, alors ministre de l'Intérieur, l'affirmait énergiquement : « La loi doit suivre le coupable dans la prison où elle l'a conduit »9.
Or l'anomie est toujours une réalité du monde carcéral. Moins visibles que la surpopulation ou l'insalubrité, les problèmes qui en découlent sont pourtant majeurs. Ce sont les violences, à commencer par celles, trop courantes, entre détenus : agressions, racket, règlements de compte, viols. Des faits graves sur lesquels, selon le rapport sénatorial de 2000, « les surveillants peuvent être conduits, par lassitude et résignation, à "fermer les yeux" ». C'est la cantine, système incontournable pour vivre : nourriture (les rations offertes étant notablement insuffisantes), tabac, produits d'hygiène figurent parmi les premiers postes de dépense des détenus. « Cantiner » est une obligation, et même le strict nécessaire se paye : savon, papier hygiénique. Quant au véritable luxe qu'y constitue la télévision, son coût élevé en décourage beaucoup, mais des tarifs de location approchant parfois des 50 € mensuels en font le second poste de dépense ces dernières années10. Un système abusif, des prix arbitraires et excessifs permettant l'administration de chaque prison de s'en mettre « plein les poches », toujours selon le rapport du Sénat. Et qui force beaucoup de détenus à travailler pour vivre, alors que l'obligation du travail a théoriquement été supprimée en 1987. Mais ce n'est là qu'une des conséquences de la cantine, qui stimule aussi les rackets, les trafics, la constitution de rapports de domination basés sur l'argent — dont la détention est théoriquement interdite en prison — et l'échange de « services », qu'il s'agisse de faire le ménage ou de consentir à des relations sexuelles. Les inégalités hors de la prison sont non seulement reproduites, mais décuplées entre les murs.
Quant au travail en prison, non seulement il est bien souvent subi plutôt que choisi, mais on sait également qu'il ne favorise pas la réinsertion, comme le montrent les statistiques de l'Espace liberté emploi, le « Pôle emploi » des ex-détenus. Celle-ci « passe par la culture, par des minimums de base, savoir lire et écrire. Le pourcentage d'illettrés en prison est énorme », comme l'expliquait en 2000, à la commission d'enquête de l'Assemblée, Cécile Rucklin, la présidente du GENEPI (le groupement étudiant national d'enseignement aux personnes incarcérées ). Mais les détenus qui travaillent sont la source d'un véritable « business » très fructueux, comme le soulignent Gonzague Rambaud et Nathalie Rohmer dans une récente enquête11. Sans contrat de travail, les détenus ne bénéficient pas de certaines garanties élémentaires (Smic, congés payés, droit syndical, arrêt maladie), et travaillent dans des conditions d'hygiène et de sécurité déplorables, hors de tout contrôle de l'inspection du travail (qui ne peut visiter les prisons que sur invitation). Une véritable « délocalisation sur place », dont profitent de grandes marques comme EADS, Yves Rocher, Bic, L'Oréal ou Post-It, directement ou par l'intermédiaire de sous-traitants.
Penser (sans) la prison
Face à cet intolérable persistant, les tensions et révoltes existent toujours, mais elles sont mieux étouffées et peu médiatisées. Les mouvements de protestation parfois violente menés par les surveillants pénitentiaires ces derniers mois étaient en revanche plus difficile à passer sous silence. Or, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 ne change pas la donne, le droit n'évolue pas, voire régresse, l'administration pénitentiaire conserve des pouvoirs considérables, et de nombreuses règles demeurent à préciser par décret. Le principe de la cellule individuelle n'a ainsi été sauvé que de justesse par le Parlement, contre l'avis du gouvernement. La seule solution avancée à la surpopulation est la construction de nouveaux établissements, là où la Finlande, par exemple, a réussi à diviser par deux son taux de détention en vingt ans grâce à une politique volontariste12. Enfin, l'augmentation de l'aménagement des fins de peine voit dans le même temps celui-ci échapper au juge d'application des peines pour passer sous le pouvoir de l'administration pénitentiaire.
Le décalage entre la question carcérale et les discours politiques est plus que jamais manifeste. Les assises de la prison, qui se tenaient le 12 février, se sont closes sur un discours de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice. Celle-ci a notamment affirmé son opposition à « une conception déshumanisée de la prison ». Une déclaration surprenante, pour qui se penche sur la question carcérale qui est, de toute évidence, un système de déshumanisation, une solution technique qui, comme le souligne Foucault dans Surveiller et punir, remplace la procédure punitive dans la justice pénale contemporaine. Penser la prison ne peut se faire sans penser l'échec de la prison, ses maux, tous chroniques depuis plus de deux siècles (création de nouvelles délinquances, récidive). Ni sans penser l'utilité de la prison lorsque les enjeux affichés, qu'il s'agisse de l'insertion ou de nécessité thérapeutique, ne sont que difficiles à mettre en rapport avec la privation de liberté. Penser la prison ne peut pas non plus se faire sans prendre en compte sa place dans la société, sa nature politique d'instrument de pouvoir. Et sans imaginer son absence.
Notes :
(1) Pour une affaire récente, CEDH, 9 juillet 2009, Khider c. France (violation de l'article 3 de la convention, traitements inhumains et dégradants).
(2) Laurent Mucchielli, « La population carcérale s’est stabilisée en 2009 à un haut niveau », Délinquance, justice et autres questions de société (blog), 15 janvier 2010.
(3) Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la santé, Paris, Le Cherche midi, 2000.
(4) Rapport au gouvernement de la République française, Strasbourg, 10 décembre 2007. De nouvelles visites ont été annoncées pour 2010 afin d'évaluer les changements intervenus.
(5) Géraldine Duthé, Angélique Hazard, Annie Kensey, Jean-Louis Pan Ké Shon, « Suicide en prison : la France comparée à ses voisins européens », Population et sociétés, n° 462, décembre 2009.
(6) Repris dans Philippe Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Le groupe d'information sur les prisons. Archives d'une lutte 1970-1972, Paris, IMEC, 2003.
(7) Repris dans Michel Foucault, Dits et écrits, tome II (1970-1975), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994.
(8) Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
(9) Élie Decazes, « Rapport au roi sur les prisons », Le Moniteur, 11 avril 1819, cité par Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 288.
(10) La récente mise en place d'un forfait unifié de 18 € par l'administration pénitentiaire ne concerne, pour le moment du moins, que les établissements gérés par des prestataires privés.
(11) Gonzague Rambaud, Nathalie Rohmer, Travail en prison : enquête sur le business carcéral, Paris, Autrement, 2010.
(12) Stéphanie Coye, « Leçons finlandaises », Dedans/Dehors, n°60, mars-avril 2007.
Crédits iconographiques : 1 et 2. Prison de la santé © Ban public ; 3. Michel Foucault et Jean-Paul Sartre le 17 janvier 1972 © Élie Kagan ; 4. Atelier de travail en prison © Ministère de la Justice ; 5. © Gallimard.