Donc, Tom Ford a réalisé un film. Y'en a marre des chanteurs qui veulent faire l'acteur, des comiques qui veulent faire chanteurs, des acteurs qui veulent faire designers, des sportifs qui veulent faire mannequins, des mannequins qui veulent faire acteurs, non ?... On peut pas essayer d'exceller dans un premier métier avant d'aller empiéter sur les plates-bandes des gens qui galèrent à faire le métier d'à côté ?
Cela, c'est ce que je me dis en règle générale : quand on est un vague mannequin people comme Paris Hilton, pouvoir sortir sans problème un disque alors que des vrais chanteurs galèrent à être produits, c'est moche. Pareil quand on s'appelle Anna Kournikova et qu'on préfère jouer les godiches dans les clips d'Enrique Iglesias au lieu d'envisager de gagner des matches de tennis (de toute façon, Anna est juste une retraitée qui n'a pas annoncé sa retraite, maintenant), ou qu'on s'appelle Bernard Tapie et qu'on est convoqué sur des plateaux de ciné pour bouger et parler devant une caméra. Et y'a plein d'autres exemples, rarement heureux, de cette tendance au demeurant bien compréhensible à vouloir "être un artiste polymorphe" (la frime).
Mais, rarement, donc, l'exemple est heureux. Celui de Björk l'était, si tu veux. Et celui de Tom Ford, assurément, l'est. Pour tout te dire, quand je suis allé à l'avant-première organisée hier soir par Yagg (un site qu'il est bien, et que je t'encourage vachement à aller zyeuter), j'étais un peu circonspect. Pour les raisons invoquées plus haut, donc (chacun son métier, et à en faire plusieurs en même temps on risque de n'en faire aucun correctement), et aussi parce que, du peu que j'avais vu filtrer du film (extraits, photos, B.-A...), je me disais que ça avait l'air d'être un peu de l'esbroufe esthético-élitiste chiante, quand même. Premier argument de vente du film à mon sens : Tom Ford (qui est une bombe sexuelle, pour rappel). Deuxième argument de vente : l'interprétation reconnue par la profession, avec une Coupe Volpi du meilleur acteur à Venise pour Colin Firth. C'est bien (il rejoint ainsi au palmarès des petits joueurs comme Jean Gabin, James Stewart, Marcello Mastroianni, Sean Penn, Javier Bardem, bref de vulgaires porte-manteaux, quoi), mais ça ne suffit pas à me convaincre a priori. La simple présence de Colin Firth et de Julianne Moore, en revanche, voila de l'argument de vente qui pèse. Mais pas assez non plus. Et la perspective de voir une intellectualisation du deuil sur fond d'images clipées par un œil modasse, c'était carrément un argument de rejet : non pas que j'ai quelque chose contre l'esthétisme poussé, mais j'avais peur qu'avec seulement de belles images, on s'ennuie un peu ferme, vois-tu.
Et pis...
Et pis, lorsque les lumières se sont éteintes et que le film a débuté, je me suis laissé porter. La beauté formelle des images, qui reflète effectivement les obsessions d'esthète de l'ex directeur artistique de Gucci, n'étouffe pas le film dans une rigueur élitiste m'as-tu-vu, que je craignais vraiment. Les images sont belles, la mise en scène est de très bonne qualité, la stylisation est forte mais ressemble plus à une signature visuelle qu'à une simple volonté de transposer un défilé sur grand écran, la tension provoquée par le scénario est bien plus forte que ce que le synopsis de base laisse supposer, les lenteurs arty qui auraient pu encroûter tout le film sont en fait réservées à de brefs passages oniriques. Les acteurs, comme espéré, sont excellents, dans un registre un peu perché mais finalement assez naturel (on est, ici, chez de riches intellectuels britanniques, pas dans un épisode de Prison Break). Mention spéciale à la déesse Julianne Moore, dans sa très jolie scène principale, et bien sûr à Colin Firth, qui porte tout le film en partageant sa douleur sans l'intellectualiser en permanence, et petit bonus de sympathie pour la présence de la toujours rafraîchissante Ginnifer Goodwin.
L'inconvénient, en général, des films dits "gays" (et je ne parle pas des pornos, hein), c'est qu'il y a toujours un truc qui pêche : dialogues pourris, mise en scène fauchée, scénario bof bof à base d'obsédés sexuels ou d'ados dépressifs, acteurs débutants ou semi-pros... Il y a toujours au moins un de ces paramètres qui merde quelque part. Mais Tom Ford, dans son film (et qu'on ne vienne pas nous endormir avec du "rhoooo, mais nan, c'est pas pareil, c'est pas un film gay, c'est un film sur l'amour universel" : nan, c'est un film gay, point barre), réussit à éviter ces écueils, avec en prime vingt dernières minutes de film qui ont l'agréable atout d'être surprenantes, de ne pas partir dans la direction attendue. Je ne sais pas si ce film peut faire des millions d'entrée en France (j'en doute même fortement), mais pour une fois qu'un film à thématique "gay", donc (même si c'est moins une thématique qu'un cadre d'action), réussit à réunir des qualités de mise en scène et de jeu, un bon potentiel d'exploitation à échelle "grand public" et des têtes d'affiches qui font la promo sans rechigner, j'ai envie de te dire qu'on va pas faire nos mijaurées. Parce qu'en dehors d'une partie des œuvres de quelques réalisateurs connus comme Gus Van Sant, André Téchiné ou Almodovar, des thématiques LGBT traitées de front, avec une belle justesse et sans mièvrerie, dans des films qui ne sortent pas directement en DVD, il n'y en a pas tant que ça.
Donc, voila, ça ne te fera pas passer une chouette soirée pop-corn entre copines devant Jessica Alba en nuisette, certes, mais A Single Man saura probablement toucher quelque chose dans ton cœur de jeune biche, et te fera passer, ce qui n'est pas négligeable non plus, un vrai moment de cinéma. Go for it !