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Eduard Streltsov ou le héros brisé.

Publié le 19 février 2010 par Vinz

Les amateurs de football cherchent souvent le nom de ce joueur soviétique qui aurait été plus fort que Pelé et qui aurait fini au goulag mais les vrais connaisseurs n’ignorent pas son nom. Ce footballeur s’appelle Eduard Streltsov, dont le destin a été marqué par la chape de plomb, qui pesait sur une société soviétique complètement sclérosée. Cette histoire et cette réflexion, j’ai choisi de vous la soumettre pour une raison. Lors de mes recherches sur Anatoli Karpov, j’ai lu qu’il faisait partie du comité pour la réhabilitation de ce footballeur, qui aurait pu changer la face du monde.

eduard_streltsov

Un champion précoce.

Né le 21 juillet 1937 à Moscou, Eduard Anatolievich Streltsov est le fils d’un officier de l’Armée Soviétique et d’une ouvrière dans la métallurgie.

Dans ces dures années qu’ont été la Grande Guerre Patriotique et l’après-guerre -l’absence du père parti au front, les privations-, le petit Eduard trouva un peu de réconfort dans le football. Il développe rapidement des qualités hors normes. Lors d’un match entre l’équipe de l’usine de sa mère et les jeunes du Torpedo de Moscou, il est repéré par les entraineurs de cette équipe et intègre à 13 ans l’équipe junior. En 1954, il devient membre de l’équipe première et en 1955, il inscrit 15 buts dans le championnat soviétique, devenant le plus jeune meilleur buteur de l’histoire de la compétition.

Rapidement, Streltsov est sélectionné : en juin 1955, il marque 3 buts et assiste les trois autres dans la victoire 6-0 de l’URSS contre la Suède. Sa réputation se fait grandissante. Les Olympiades de Melbourne sont son heure de gloire : en demi-finale, l’URSS est opposée à la Bulgarie. En prolongation, les Soviétiques sont réduits à neuf et menés 1-0. En quatre minutes, Streltsov renverse  le match : il égalise et donne le but victorieux à Tatushin. Mais il ne dispute pas la finale, étant écarté par son sélectionneur.

streltsov

Convoité, critiqué, arrêté.

Streltsov est jeune (20 ans en 1957), déjà connu (il reçoit plusieurs voix pour les Ballons d’Or 1956 et 1957) et les deux clubs du régime (Le CSKA pour l’Armée et le Dynamo pour la Police) cherchent à le débaucher. Streltsov reste fidèle au Torpedo.

Sa « liberté », qui consiste à ne pas intégrer les deux fleurons du régime, énervent les dirigeants autant que sa popularité est grande. Il est exclu provisoirement de la sélection soviétique, puis doit faire son auto-critique. Mais ce jeune homme qui incarne un peu le rebelle façon James Dean, finit par tomber.

Le 25 mai 1958, il est invité après un match, dans une datcha avec deux autres joueurs. Le lendemain, il est arrêté, accusé d’avoir violé une Marina Lebedeva -qui s’est rétracté avant de reprendre l’accusation mollement-. Streltsov est condamné à 12 ans de prison alors que ses deux compères sont libérés mais exclus de la sélection soviétique (qui devait partir en Suède quelques joueurs après cet événement).

Comme à la méthode soviétique, Streltsov est rayé des listes mais conserve l’appui des supporters du Torpedo qui ne croient pas une seconde à ce viol. Son nom n’est plus cité et est systématiquement censuré (ce qui était toujours le cas quand on voulait faire « disparaître » quelqu’un).

Pièce de 2 roubles où figure le portrait de Streltsov, émise en 2008. Une série de pièces de monnaie commémore les grands footballeurs, dont Streltsov faisait partie, comme Yachine.

Pièce de 2 roubles où figure le portrait de Streltsov, émise en 2008. Une série de pièces de monnaie commémore les grands footballeurs, dont Streltsov faisait partie, comme Yachine.

Une deuxième carrière

En prison, Streltsov est agressé par un détenu et longuement hospitalisé. Il put cependant rejouer pendant son incarcération. Le 25 février 1963, il est libéré après une remise de peine, peut-être liée à la perte d’influence de Khrouchtchev. Mais il a changé, vieilli, bien qu’il n’ait que 26 ans. Il reprend rapidement la compétition et revient dans l’équipe première du Torpedo en 1964-1965, avec qui il remporte le championnat d’URSS. Il est même élu meilleur joueur soviétique mais est écarté de la sélection qui dispute la World Cup 1966. Il ne retrouve la sélection CCCP qu’après celle-ci.

Les années suivantes, Streltsov confirme toujours son talent (il est élu meilleur joueur soviétique en 1968) mais une rupture du talon d’achille le contraint à mettre un terme à sa carrière en 1970.

En 38 sélections, il a marqué 25 buts et en 222 matches de championnat, il a inscrit 100 buts. Il a la meilleure moyenne de buts pour un international soviétique.

En 1974, Streltsov devient entraineur de l’équipe jeune du Torpedo. Il ne quitte plus cette fonction qu’il exerce jusqu’à sa mort le lendemain de son 53ème anniversaire, le 22 juillet 1990, des suites d’un cancer de la gorge (certains pensent qu’il est lié au match de charité qu’il disputa à Tchernobyl peu après l’explosion du réaction nucléaire mais aucune autre source ne corrobore cette opinion). Cependant, il n’a jamais raconté sa période d’incarcération. Sans doute une contrepartie de sa libération conditionnelle et de la survie pour lui et sa famille.

Un footballeur hors norme.

Eduard Streltsov mesurait 1,82m pour 85 kg, ce qui n’était pas aussi fréquent qu’aujourd’hui pour un avant-centre. Son imposante stature ne l’empêchait pas de développer des qualités techniques incroyables : adroit des deux pieds, spécialiste de la talonnade surprise, Streltsov était le prototype du footballeur complets et peut-être un des inspirateurs de l’avant-centre actuel type. Il savait marquer et faire marquer les autres, jouant de son rôle de pivot et de sa supériorité technique, dans la couverture de balle en particulier.

Gabriel Hannot parla d’un « demi-dieu » et le grand Pelé, peu connu pour partager son royaume, reconnut que Streltsov était au moins aussi fort que lui.

Et de plus, il lui a fallu un courage immense pour soutenir l’emprisonnement et recommencer à jouer, malgré une carrière brisée, un mariage brisé et le sentiment d’injustice.

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Victime d’un système.

Streltsov aurait pu et aurait dû être un de ces nombreux sportifs qui servaient la propagande soviétique, comme héros du modèle socialiste, mais cela n’a pas été le cas. Plusieurs explications, qui peuvent s’associer, sont possibles :

- Une liberté de ton, de pensée. Refuser de jouer dans les deux grands clubs montre le refus de se soumettre au régime pensaient les autorités de l’époque. Khrouchtchev refusa de le gracier en partie pour cela.

- Le refus d’épouser la fille d’une dignitaire du Parti Communiste, Ekaterina Furtseva, proche de Khrouchtchev. Streltsov la trouvait tellement laide qu’il l’aurait qualifiée de « singe ». Sans doute pour se protéger de pressions de ce genre, il s’est marié en 1957 (il était déjà fiancé et sa femme a divorcé en 1958, peut-être de force ou sous pression). Bien entendu, une telle attitude est pratiquement fatale.

- Le beau gosse. Streltsov incarnait l’espoir d’une jeune génération qui avait connu la guerre et la fin des années staliniennes. Or, un tel personnage plus ou moins émancipé du régime était une menace éventuelle pour celui-ci. Le faire disparaître c’était tuer un espoir, bien que Streltsov n’ait jamais perdu sa popularité.

- Streltsov a aussi été victime des méthodes de la police politique. Accepter de signer des aveux en lui faisant croire qu’il pourrait participer à la Coupe du Monde 1958. Et sans doute tout le reste, dont l’agression en prison n’a été qu’un élément parmi d’autres.

Le contexte.

Streltsov est donc une victime d’un régime dont on a parfois les idées fausses. Pour cela, il faut rappeler le contexte. Khrouchtchev avait amorcé la déstalinisation en 1956 et lancé la « coexistence pacifique » consistant à améliorer les relations avec les Etats-Unis, pour freiner une course aux armements coûteuse.

Or, on le sait, cette politique a trouvé rapidement ses limites. L’invasion de la Hongrie en novembre 1956 et la construction du mur de Berlin en 1961 sont des exemples montrant l’URSS ne voulait pas lâcher du lest dans sa sphère d’influence. Et le Rapport Secret du 14 février 1956 n’était pas une dénonciation des crimes commis dans les années 1930. Il dénonçait les crimes provoqués par les errements de Staline et le culte de la personnalité qu’il avait développé. Le Parti Communiste, victime des purges, n’était pas coupable et l’idéologie marxiste-léniniste non plus. La déstalinisation n’était en aucun cas une libéralisation globale du régime communiste même si la répression s’est faite moins massive et les réhabilitations de victimes ont été prononcées. La ligne dure de  Khrouchtchev était une façon de se dédouaner de ses propres crimes (il a été responsable du Parti Communiste Ukrainien pendant la grande famine de 1932-1933 qui a tué au moins cinq millions de personnes) et aussi de résister aux « staliniens » plus durs qui contestaient sa voie (ils l’écarteront en 1964).

Tout comme l’a été un Boris Pasternak, qui a été contraint de renoncer à son Prix Nobel, Streltsov a peut-être cru que le régime allait changer, inconsciemment. Au travers de ce jeune homme, la société soviétique y a peut-être cru aussi. Streltsov a sans doute payé cela.

Est-ce que Streltsov a été vraiment coupable de viol ? Personne ne le sait. Mais Marina Lebedeva, la victime supposée du viol, a toujours déposé une gerbe sur sa tombe. D’autre part, le Torpedo de Moscou, relégué aujourd’hui en deuxième division russe, a décidé de renommer le stade en son honneur en 1996. Le prestigieux complexe de Luzniki lui  a aussi érigé une statue en 1998.

Statue d'Eduard Streltsov à l'entrée du stade qui porte son nom, celui du Torpedo de Moscou

Statue d'Eduard Streltsov à l'entrée du stade qui porte son nom, celui du Torpedo de Moscou

En 2001, un comité Eduard Streltsov, dont Anatoli Karpov est membre, fut créé pour faire toute la lumière sur son arrestation. Comme l’ancien champion du monde d’échecs l’affirma, Streltsov aurait été certainement le meilleur joueur du monde, comme Pelé l’affirma aussi. Et qui sait si l’URSS n’aurait pas fait mieux que deux demi-finales en 1962 et 1966. Et pourquoi pas gagner le mondial 1958. On ne le saura jamais.

Streltsov reste considéré comme le plus grand talent russe du football avec Lev Yachine.

Eduard Streltsov à gauche en compagnie de Lev Yashin. Les deux meilleurs joueurs de l'histoire du football russo-soviétique.

Eduard Streltsov à gauche en compagnie de Lev Yashin lors des Jeux Olympiques de 1956 à Melbourne. Les deux meilleurs joueurs de l'histoire du football russo-soviétique.

Note : merci à Hubert Lanziani dont les travaux m’ont permis de dresser l’essentiel de sa biographie.


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