Dans la vraie vie la Suisse, dépourvue de ressources naturelles, doit sa richesse au travail, au sérieux, à l'honnêteté, à la créativité de ses citoyens et de ses résidents. Dans la vie imaginaire elle détourne, dans l'ombre, l'argent des contribuables du monde entier et sa richesse insolente résulte de ce détournement.
Myret Zaki dans son dernier livre publié aux éditions Favre ici montre que la Suisse est tombée dans un piège. Les pays anglo-saxons ont en fait gagné la bataille de la gestion de fortune mondiale en tuant le secret bancaire helvétique, qui ne s'appliquera bientôt plus qu'aux citoyens suisses - lesquels, d'ailleurs, dans leur grande majorité ici , surtout parmi les 15-34 ans, le plébiscitent toujours :
"Le marché de l'évitement d'impôts, d'ampleur gigantesque, est désormais contrôlé par les juridictions anglo-saxonnes et leurs instruments phares que sont les sociétés de domicile (sociétés offshore) et les trusts, qui restent aujourd'hui la voie royale, drapée de légitimité, pour éluder l'impôt".
Ce n'est pas un hasard si des Etats américains tels que le Wyoming, le Delaware, le Nevada, des îles telles que les Seychelles, les Iles Vierges britanniques, Jersey, Guernesey, ou Hong Kong ne figurent sur aucune liste noire de paradis fiscaux. Le blanchiment d'argent, qui est devenu impossible depuis longtemps en Suisse, s'y pratique sans frein et sans la moindre réprobation. Le problème n'est donc pas moral mais commercial, économique, financier.
Les petits évadés du fisc sont les premières victimes de cette mise à mort du secret bancaire, qui permettait l'évasion fiscale à moindre coût, pour les contribuables pressurés des pays voisins. Financièrement, par exemple, il n'est pas jouable de créer un trust quand sa fortune n'est que de l'ordre d'un million d'euros, fortune moyenne des 3'000 évadés du fisc français, listés par le ministre français des finances Eric Woerth...
Il est certes difficile d'évaluer la fortune mondiale soustraite au fisc. Si l'on s'en tient aux 7'000 milliards de dollars estimés par le Boston Consulting Group, la fortune placée en Suisse, 2'200 milliards, représente une proportion non négligeable. Mais il est vraisemblable que les 11'500 milliards, estimés en 2005 par Tax Justice Network, soient plus proches de la vérité, selon Myret Zaki, et qu'ils avoisinent les 13'700 milliards, au moment où elle écrit, voire 16'500 milliards en 2010. Dans ces conditions la part de la Suisse devient relativement plus modeste.
Mais celle des Etats-Unis d'Obama avec leurs 4'000 milliards de dollars estimés d'avoirs étrangers apparaît considérable. Myret Zaki note :
"Washington applique, semble-t-il, un double standard consistant à condamner l'évasion fiscale quand elle est perpétrée par des Américains et à tolérer, voire à encourager l'évasion fiscale étrangère lorsqu'elle profite à l'économie américaine".
Pour les évadés du fisc le secret bancaire et le secret professionnel du banquier ne sont plus ce qu'ils étaient. Les possibilités de lever l'un et l'autre sont de plus en plus nombreuses. La common law anglo-saxonne s'avère plus efficace que le droit civil d'origine romaine. Elle est plus souple et revêt des formes différentes suivant les pays où elle s'applique. Le secret professionnel de l'homme de loi - avocat, fiscaliste, fiduciaire, notaire, expert-comptable - y est totalement intouchable, procurant opacité et anonymat.
Les moyens d'évitement de l'impôt sont multiples. Cela va des comptes bancaires anonymes aux passeports bancaires - on obtient une citoyenneté économique dans un pays peu regardant, qui perçoit tout de même, en échange, une commission de 30'000 à 100'000 dollars -, en passant par les comptes correspondants des banques, par les actions au porteur, par les prêts octroyés par des sociétés-écrans, par les assurances-vie, par les cartes de crédit anonymes - telle la Mastercard Cirrus -, par les numéros de téléphone anonymes, par les adresses postales anonymes, par les comptes bancaires en ligne anonymes, etc.
Les trusts offshore ont la préférence des plus fortunés, c'est-à-dire ceux qui ont une fortune supérieure à 10 millions de dollars. En-deçà les coûts de constitution et de fonctionnement sont prohibitifs. Myret Zaki en rappelle le principe : c'est un contrat privé aux termes duquel le constituant abandonne de manière révocable, ou irrévocable, ses droits de propriété aux mains d'un trustee qui en est le détenteur légal et en assure la gestion, surveillé éventuellement par un protector, au profit d'un ou de plusieurs bénéficiaires.
Initialement prévu pour organiser une succession, le trust est devenu un moyen formidable d'évitement de l'impôt. Ce n'est pas un hasard s'il s'est développé au cours des 30 dernières années :
"Les préoccupations d'ordre fiscal ont pris le devant de la scène pour des catégories de revenus supérieures, en raison des niveaux constamment élevés d'imposition : droits de donation, droits de succession, impôt sur le revenu et sur les gains en capital ont fait grimper en flèche la charge fiscale. Le marché du trust a en particulier profité de l'augmentation, jusqu'à plus de 50%, du taux effectif d'imposition sur le revenu et la fortune en cas de succession dans de nombreux pays riches".
J'ajoute - ce que ne pense pas Myret Zaki, qui semble croire à la justice fiscale - que l'évasion fiscale me paraît être un devoir devant de tels prélèvements confiscatoires. Il n'y a rien de répréhensible à vouloir s'évader des enfers fiscaux que sont devenus les mauvais élèves de l'économie, tels que l'Italie, la France, l'Allemagne ou les Etats-Unis, où l'Etat étend sans cesse ses tentacules au profit des intérêts particuliers d'une minorité et d'une redistribution clientéliste et arbitraire.
Le trust offshore est un formidable instrument d'opacité, grâce à la barrière légale entre le constituant et le trustee, grâce à l'absence d'enregistrement public, grâce aux différents lieux de résidence possibles des parties, grâce à la complexité de la structure, grâce aux possibilités de le transférer sous des cieux plus cléments à la moindre alerte et à la réticence de certaines juridictions à échanger des informations. Sans compter que les trusts revêtent des formes multiples selon les juridictions.
"Le trust est la structure de détention de fortunes qui offre le plus grand potentiel pour échapper à la nouvelle règle mondiale de l'échange d'informations, alors que les trusts détiennent probablement l'essentiel des fortunes déclarées" écrit Myret Zaki.
Un pactole de 8'000 milliards de dollars, selon certaines estimations.
Pourquoi ?
"Avec les traités actuels", précise Myret Zaki, "il n'est possible de faire une demande d'entraide qu'à la condition d'être en possession du nom précis du contribuable soupçonné. Les soupçons doivent être fondés et les circonstances fiscales précisées".
L'auteur s'en afflige :
"Le trust, s'il peut être utilisé de façon tout à fait légale, est un dipositif juridique extrêmement flexible qui offre un potentiel considérable d'abus en matière fiscale. On peut l'utiliser à des fins légales de minimisation fiscale, on peut aussi s'en servir à des fins moins légitimes d'évasion, de soustraction, voire de fraude fiscale".
Ce n'est pas trahir sa pensée que de dire qu'elle appelle de ses voeux la transmission automatique de renseignements.
Les trusts ont-ils un avenir en Suisse ? C'est peu probable. Les banques suisses, en vertu des règles du pays et des lois antiblanchiment, sont en effet tenues d'identifier toutes les parties d'un trust :
"Aujourd'hui, avec l'affaiblissement du secret bancaire suisse et la fin de la distinction entre fraude et évasion fiscale, les banques helvétiques sont donc en position d'échanger des informations fiscales, via l'entraide judiciaire, au sujet des trusts dont elles détiennent les comptes".
En dépit d'une fiscalité attractive, la Suisse est devenue trop transparente pour intéresser des clients en recherche d'anonymat et qui sont prêts à en payer le prix.
Francis Richard
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579e jour de privation de liberté pour Max Göldi et Rachid Hamdani (de droite à gauche), les deux otages suisses en Libye