Une semaine après la sévère répression des manifestations du 11 février, deux leaders de l'opposition, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi se disent inquiets de la « militarisation » du système (voir le détail de leurs déclarations, publiées aujourd'hui sur le site Sahamnews) et promettent aux Iraniens d'évoquer prochainement de nouveaux moyens pour réclamer leurs droits. Pendant ce temps, l'heure est au bilan du côté des manifestants. Analyse.
« Dans la foule, il était impossible de distinguer les opposants des partisans du régime. Je me suis retrouvé coincé, sans savoir à quel moment je pourrai me faire remarquer sans prendre de risque », concède-t-il. D'autant plus que, ce jour-là, les miliciens islamistes, arrivés de province en renfort des habituelles « chemises blanches » de Téhéran, firent systématiquement la chasse aux suspects. Quitte à se méprendre sur leurs adversaires. « J'ai même vu des progouvernementaux se faire ruer de coups !», poursuit Mohsen.
Déçu, il l'est, comme beaucoup d'autres. Et ne le cache pas. « Cette journée aurait du être un symbole de la contestation. Nous avons échoué à nous faire entendre. Pour la première fois depuis cet été, le régime a marqué un point », reconnaît-il.
Remonté contre la persistance d'une opposition qui défie le gouvernement depuis maintenant huit mois, le noyau dur au pouvoir avait prévenu : aucune forme de mobilisation anti-gouvernementale ne serait tolérée. Rompus à l'exercice, qui consiste à pirater les commémorations officielles pour les transformer en rassemblements contestataires, les manifestants avaient pourtant surenchéri. Leaders de l'opposition, comités estudiantins, association des « mères en deuil »... Jamais les appels à déjouer les menaces n'avaient été si nombreux. Publiés sur l'Internet - une des principales plates-formes de l'opposition -, puis diffusés sous forme de photocopies, les plans de rassemblements invitèrent les Iraniens à descendre pacifiquement dans la rue.
L'accueil fut brutal. « Des colonnes de membres des forces de l'ordre avaient quadrillé les principaux axes. Equipés de bâtons, ils faisaient le pied de grue dans les rues parallèles aux avenues Enghelab, Azadi, Amir Abbad, pendant que les miliciens faisaient la navette, à cheval sur leurs motos. Des vannettes de la police étaient garées ça et là. L'ambiance était très tendue. Dès qu'on faisait un pas de trop, on se prenait des coups», raconte Leyla, une Iranienne présente sur place. Place Sadeghieh, un des points de ralliement de l'opposition, situés à l'ouest de Téhéran, les protestataires commencèrent à affluer par voiture et par métro, dit-elle, dès 8 heures du matin. Objectif : avancer progressivement vers la place Azadi, dans l'espoir d'y former, avec leurs acolytes déjà présents sur les lieux, une contre-manifestation parallèle aux célébrations officielles de l'anniversaire de la révolution islamique.
Equipés de banderoles et rubans verts, les manifestants commencèrent alors à scander quelques slogans : « Ya Hossein : Mir Hossein ! » - en référence à Mir Hossein Moussavi -, « Référendum ! Référendum ! » et « Mort au dictateur ! ». Rejoints vers 10h par Mehdi Karoubi, les protestataires s'attroupèrent autour de lui. Très vite, le rassemblement dégénéra en accrochage entre miliciens et manifestants. Aspergé de gaz lacrymogène, l'ex-président du parlement réformiste dut rapidement faire marche arrière. Un peu plus tard, des témoins rapporteront l'arrestation de son fils, Ali. Quant à l'ex-président réformiste Mohammad Khatami, son frère et son épouse, ils furent empêchés de se rendre à la manifestation.
Pendant ce temps, divers attroupements s'organisèrent sur d'autres places de la capitale : Ferdows, Vanak, Enghelab... Mais à chaque reprise, les coups redoublèrent. « Jamais les manifestants n'ont été autant battus, attaqués, arrêtés... », relève une autre personne présente sur place. En province, où la vague verte a progressivement déteint au cours de ces derniers mois, la mobilisation a été rendue encore plus difficile. Arrêté à son arrivée sur la place principale de Birjand, ville de 160 000 habitants, Mohammad, un jeune manifestant raconte : « Je n'ai même pas eu le temps de prononcer un slogan ou de sortir un objet vert que j'ai été interpellé par un membre des forces de l'ordre ». Embarqué sur une des bases appartenant aux Pasdaran, interrogé et menacé pendant plusieurs heures, il fut finalement libéré en fin d'après-midi. Avec un conseil à l'appui : « Ne t'avises pas à suivre ces malades ! ». « De cette nouvelle épreuve de force, on peut tirer aujourd'hui une leçon : sur le front de la violence, le régime est gagnant », relève une sociologue iranienne.
Huit mois de répression renforcée ont non seulement dissuadé un bon nombre des manifestants habituels à poursuivre leur fronde publique, mais ils ont aussi découragé d'autres Iraniens à rejoindre le mouvement. Viols de jeunes manifestants, brutalité de la répression, assassinats ciblés en pleine rue - comme celui du neveu de Moussavi, fin décembre -, pendaison de deux jeunes opposants... L'étau ne cesse de se resserrer autour des protestataires. Et l'enthousiasme des premiers jours commence à s'essouffler. « Sur les 30 employés de mon bureau, nous sommes toujours les 8 même personnes à aller manifester. Mais sur ces 8 personnes, combien manifesteront la prochaine fois ? Pour moi, c'est fini », confie une autre manifestante, découragée par la violence du 11 février dernier.
Une semaine plus tard, l'heure est au bilan. « Il est temps que l'opposition songe à de nouvelles tactiques », remarque la sociologue. « Notre problème, c'est le manque de coordination. Les jours précédents le 11 février, différents scénarios ont circulé sur l'Internet. Au final, les protestataires se sont sentis désorientés », remarque Mohsen. Pour lui, ce mouvement « horizontal », dépourvu de véritable leadership, a montré ses limites. « En l'absence de leader et de vraie plate-forme politique, les revendications partent dans tous les sens ». Pluriel, le mouvement peine, dit-il, à se faire entendre d'une seule voix. « Il y a ceux qui veulent des réformes, il y a ceux qui souhaitent une nouvelle élection, et ils y a ceux qui rêvent d'un renversement du régime... Il est temps qu'on se pose la question : de quel Iran voulons-nous ? », poursuit-il.
Parti, le 13 juin dernier, d'une révolte contre la « fraude » électorale, le mouvement s'est vite transformé en contestation contre la violence d'un système qui peine à s'adapter aux besoins de sa société. Mais selon une journaliste iranienne, qui préfère taire son nom, l'opposition, essentiellement cantonné aux classes moyennes, a échoué à élargir ses revendications, notamment en matière économique. « Au-delà de la politique, il est nécessaire que les protestataires prennent plus en compte les difficultés économiques, qui se sont renforcées sous le premier mandat d'Ahmadinejad. Ils doivent plus être à l'écoute des ouvriers, par exemple », dit-elle. Le recours systématique à l'Internet - accessible à travers le pays, lorsqu'il n'est pas filtré - comporte également, selon elle, certaines « failles » : « On a trop souvent tendance à se fier aux avis des Iraniens de l'étranger, nombreux à donner leurs points de vue, et à vouloir brûler les étapes, mais parfois déconnectés de notre réalité du quotidien », dit-elle.
Cependant, poursuit la journaliste iranienne, la répression, même renforcée, a elle aussi révélé certaines failles. « Malgré les menaces, les verts se sont quand même exprimés », insiste-t-elle, en se disant « déçue » mais pas « vaincue ». Le quasi black-out imposé aux journalistes étrangers - acheminés par bus vers la place Azadi - et le zoom des caméras iraniennes sur les fidèles du régime ont ainsi été vite contrebalancés par une profusion de vidéos saisies sur le vif par quelques protestataires et postées sur YouTube. Pire, diffusé sur la télévision d'Etat, le discours du président Mahmoud Ahmadinejad n'a pas échappé au cris de « Mort au dictateur ! » et « Menteur ! », que des millions de téléspectateurs ont pu entendre en direct. La publication, dès le lendemain, d'une photo, vue du ciel, par « google earth », montrant à une place Azadi seulement à moitié bondée offre également un autre aperçu des « dizaines de millions d'Iraniens », salués par le guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei.
En apparence donc, la force a marqué un point. Elle confirme le pouvoir croissant des Gardiens de la révolution. Mais les événements du 11 février ont aussi fissuré, une fois de plus, l'image d'un régime qui se veut unit et puissant. En témoigne cette sortie acerbe du député conservateur Ali Mottahari, selon lequel « nous ne pouvons déclarer que la crise est terminée tant que les deux parties ne reconnaissent pas leurs erreurs » (voir l'intégralité de l'interview en persan sur le site de Khabaronline). « Nos leaders ne doivent pas s'imaginer que la présence massive de la population aux commémorations de jeudi dernier signifie l'approbation de leurs actions », déclare-t-il, avant d'ajouter : « le gouvernement doit respecter les libertés sociales et suspendre la censure qui sévit contre la presse ». Moins visibles que les manifestations, les fractures qui traversent aujourd'hui la classe politique conservatrice, illustrent, à leur façon, les revers et les dangers du recours systématique à la force.