Le Roi de la Pop n’est plus. Ses fans sont entrés dans le douloureux processus du deuil, après la mort inopinée de leur idole, le 25 juin dernier. Pour les autres, il est sans doute encore trop tôt pour aborder certaines questions intimes, dévoilant le côté sombre de la personnalité de ce colosse aux pieds d’argile.
Afin de respecter la peine et le chagrin des uns et des autres, on abordera ici le cas de Michael Jackson sous une perspective générale, c’est-à-dire philosophique: un artiste est-il au-delà du bien et du mal ?
À cet égard, le cas le plus éloquent est sans contredit le fameux documentaire de la cinéaste allemande, Leni Riefenstahl (1902-2003), Le Triomphe de la Volonté (1934), un film de propagande nazie, produit sur l’ordre d’Hitler, dont les mérites cinématographiques sont incontestables alors qu’au plan moral le film est condamnable puisque ses images sublimes font l’apologie du nazisme. Leni Riefenstahl fut donc une brillante cinéaste qui mit son talent au service du mal ; son film - ainsi qu’Olympia, un film sur les Jeux Olympiques de 1936 - constituent à la fois du grand art et une honte au plan moral. C’est pourquoi, en raison son caractère immoral, bon nombre considèrent que les films de Leni Riefenstahl sont mauvais.
Pour d’autres, au contraire, les œuvres d’art sont indépendantes de la morale : un film ou une œuvre musicale, disent-ils, n’est ni moral ou immoral ; la pièce musicale est bien écrite ou mal composée, un point c’est tout. Les films de Riefenstahl sont grandioses et géniaux. Il en va de même des albums et des clips-musicaux de Michael Jackson, notamment le clip Thriller. Des millions de gens, jeunes ou vieux, connaissent ses pas de danse, dont le Moonwalk, qui devint sa signature.
D’autres, enfin, moins radicaux, pensent qu’on peut séparer le jugement esthétique du jugement moral de sorte qu’on peut admirer une œuvre uniquement pour son côté esthétique. Bon nombre d’entre nous sont de cet avis. Sur le plan esthétique, Michael Jackson est rien de moins qu’un génie ; sur le plan moral, c’est-à-dire sur le plan de la vie privée du personnage, le Roi de la pop est un… monstre. Mais son génie artistique est tel qu’il tend à couvrir ou à justifier, dans une certaine mesure, sa débilité morale.
La notoriété du chanteur explique qu’il soit est mal venu de chercher à lever le voile sur ses qualités morales. On nous lance alors à la figure cette objection : «qui es-tu pour juger les autres ? T’es pas le bon Dieu pour te permettre de dénoncer la paille qui est dans l’œil de l’autre, alors que, dans le tien, il n’y a rien de moins qu’une grosse poutre !»
Le relativisme moral est un subjectivisme moral
Ce genre de remarque est habituel. Il témoigne du relativisme ambiant prégnant dans nos sociétés concernant la morale. Qui peut bien savoir ce qui est bien ou mal pour tout le monde? Puisque «Dieu est mort», et que nous nous sommes débarrassés avec un certain mal des religions, la morale est désormais du ressort de chacun. C’est une «private affair».
Tout se passe comme si nous portions des «lunettes morales» au travers lesquelles nous regardons le monde. Il serait erroné de considérer une valeur comme un «objet» dans le monde, tout comme les tables ou les électrons. En somme, la valeur, comme le bien, le beau, le bonheur, la justice, etc., n’est que le fruit de ce que nos «lunettes morales» nous présentent. Si nous étions en mesure de retirer ces lunettes – c’est-à-dire de faire abstraction pour un instant de notre éducation, de note culture, de nos préférences, etc. - nous verrions le monde tel qu’il est en lui-même et constaterions alors qu’il ne contient aucune valeur. Tel est du moins ce que prétendent les partisans de l’anti-réalisme. David Hume (1711-1776) de même que Bertrand Russell (1872-1976) sont les plus célèbres défenseurs du «modèle-de-la-lunette» touchant les valeurs.
Bertrand Russell fut pour ainsi dire le Voltaire anglais du XXe siècle. À la suite de Hume, Russell reprend le flambeau de l’anti-réalisme. En matière de morale, Russell défend ce qu’on appelle le «subjectivisme moral». D’après Russell, les jugements de valeur morale ne sont que l’expression sous forme déguisée des sentiments subjectifs, personnels, d’approbation ou d’aversion. Ainsi celui ou celle qui critique la vie «dissolue» de Michael Jackson ne ferait rien d’autre que de désapprouver sa conduite.
Dans un ouvrage datant de 1935, intitulé Science et religion, Russell défend ainsi le «subjectivisme moral» :
«Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : «Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel; par contre, si on les interprète d’une façon plus générale, elles n’affirment rien, mais ne font qu’exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C’est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l’universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.»
Ainsi, celui ou celle qui dit : «Michael Jackson fut un être immoral.», n’exprimerait au fond qu’un souhait, un désir, jamais un fait; quelque chose comme : «Je souhaite que tout le monde pense comme moi à ce propos.»; ou «Puisse tout le monde être de mon avis!». Au fond, le subjectivisme moral, nous amène à concevoir les jugements de valeur comme de simples expressions exclamatives. Par exemple : «Michael Jackson est un pédophile.», signifierait en réalité «Qu’on le condamne!».
N’est-ce pas là, ce que les partisans du relativisme disent lorsqu’ils affirment que le bien et le mal sont du ressort de chacun de nous? Ainsi le relativisme en matière de moralité serait en réalité un adepte du subjectivisme moral. Si c’est le cas, Bertrand Russell aurait exprimé ce que tout le monde pense tout bas quant à la nature de la morale.
L’objection sérieuse que l’on présente usuellement contre le subjectivisme moral, c’est qu’il n’est lui-même qu’une expression subjective et n’offre donc aucune raison valable d’y souscrire. Le subjectivisme moral proclame en somme ceci : «Vive la liberté d’expression en matière de moralité!» De plus, il faut remarquer que toute expression subjective est, comme disent les philosophes, «incorrigible». En d’autres termes, quand j’exprime un jugement de valeur, telle «Vive la pédophilie!» ou «Abats la pédophilie!», je ne puis me tromper; je suis infaillible. Or, tout le monde admet que personne n’est infaillible. Il s’ensuit que le subjectivisme moral n’est pas acceptable. Enfin, nous disons que lorsqu’une personne soutient que la pédophilie est condamnable et qu’un autre pense le contraire, il y a un désaccord. Or, si le subjectivisme moral est vrai, alors il n’y a plus de désaccord moral, car les gens ne font qu’exprimer des souhaits et désirs divergents. En somme, pour le subjectivisme moral, il n’y a jamais eu de désaccords moraux. Ce qui est faux. Donc, le subjectivisme est certainement incorrect.
Le réalisme moral
Comme le subjectivisme moral présente des failles évidentes, peut-être qu’il conviendrait d’opter finalement pour son contraire, le réalisme moral. Celui-ci voit dans l’ordre que présente la nature la source du bien, et aller à l’encontre de cet ordre naturel, c’est mal agir. Ce n’est pas nous, les êtres humains, qui créons ou inventons le bien et le mal, car la nature et son ordre objectif existent à l’extérieur de nous et de notre conscience subjective.
Le écologistes qui oeuvrent à la protection de la nature et qui recherchent les formes de développement respectant l’environnement sont, sans trop le réaliser, des «réalistes moraux» en ce qu’ils conçoivent la nature (l’environnement) comme un ordre objectif qui est bon en lui-même, qui existe bien avant l’apparition de l’homme sur terre et qu’il se doit de respecter. Le fondateur de l’éthique écologique, Aldo Leopold, écrit :
«Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse.»[1]
Cette phrase écrite en 1948 est au cœur de «l’éthique de la terre» (land ethic) défendue les partisans de l’écologisme. Avec l’éthique de la terre, nous assistons à un retour au réalisme moral.
Bien avant Aldo Leopold, des philosophes, parmi lesquels Emmanuel Kant (1724-1804) et plus récemment Robert Nozick (1938-2002), rejettent cette conception des valeurs. Pour ces philosophes, défenseurs du «réalisme moral», les valeurs existent bel et bien objectivement en dehors de nous; elles font partie pour ainsi dire de «l’ameublement du monde». Un viol, par exemple, est une action mauvaise et injuste en elle-même. Le mal en question est qu’il porte atteinte à la dignité de la personne. Ou encore, le mal réside dans les conséquences objectives nuisibles et néfastes qu’il entraîne. D’après le réalisme moral, le mal, tel le viol, constitue une «réalité objective», quelles que soient par ailleurs nos opinions personnelles à cet égard. Ainsi, toujours selon le réalisme moral, ce n’est pas nous, les êtres humains, qui créons ou inventons le bien et le mal. Ce sont des «réalités» existant à l’extérieur de nous, c’est-à-dire en dehors de nos sentiments, ou de notre conscience. Que nous existions ou non, le bien et le mal existent, indépendamment de nous. En somme, le bien et le mal sont des réalités objectives qui ne dépendent pas de nous.
Un artiste est-il au-delà du bien et du mal?
Revenons à notre point de départ : un artiste est-il au-delà du bien et du mal? Si l’on répond oui, alors il y a de forte chance que l’on soit partisan du subjectivisme moral, avec les failles qu’il comporte. Si, par ailleurs, vous êtes partisan de l’écologisme, vous avez un problème de cohérence. Au contraire, si l’on est un adepte du réalisme moral, on pensera qu’un personne, artiste ou pas, n’est pas au-delà la morale, car celle-ci existe indépendamment de nous, comme un mur sur lequel le contrevenant doit un jour ou l’autre se buter. Artiste ou pas, la pédophilie c’est condamnable car la dignité des enfants existe indépendamment de nos désirs.
[1] Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, Paris, Garnier-Flammarion, 2000, p. 283.