Avantage numérique
Outre la saison décevante du Canadien de Montréal, les conversations des amateurs de hockey reviennent sans cesse sur les salaires excessifs des joueurs et leur hausse vertigineuse. Avant le lock-out de 2004, les joueurs gagnaient en moyenne 1,8 million de dollars canadiens. Depuis ses débuts en 1990, Jaromír Jágr a accumulé plus de 98 millions de dollars (US). Lors de la saison 2006-2007, avec les Rangers de New York, le joueur d’origine tchèque empochait 8 400 000$ (US). Mais ce n’est rien à côté du salaire annuel que Joe Sakic récolta, pour la saison 1997-98 avec l’Avalanche du Colorado, soit 16 450 000$ (US)! On a beau se dire que ces deux joueurs sont des as marqueurs, rien ne paraît justifier leur salaire démesuré. On se rappellera qu’avant de quitter Montréal, José Théodore parafa le lucratif contrat de 25 millions de dollars (CA), répartis sur trois ans, dont 5,5 millions pour la saison 2002-2003. Il devint ainsi le plus haut salarié du Canadien. La masse salariale du Canadien fit un bond de 488% en dix ans, passant de 12,75 millions en 1992-93 à 74,78 millions en 2002-2003. En 2005-2006, Alex Kovalev signa un contrat de 18 millions pour quatre ans. Quant au capitaine, Saku Koivu, il reçoit 4,75 millions. Tout cela sans parler des joueurs que l’on appelle «plombiers» dans le jargon du hockey qui gagnent 12 fois plus que le premier ministre du Québec…
Malgré ces chiffres sidérants, une saison plutôt décevante pour les Habs, le congédiement inopiné de Carbonneau, la crise économique, les partisans, eux, sont pourtant toujours au rendez-vous. Comment comprendre ce paradoxe ? On répondra que la relation entre les Glorieux et leurs partisans est une celle d’une histoire d’amour et que l’amour est par définition irrationnel… Je veux bien. Tout de même, il convient d’exercer notre esprit critique, car de gros sous sont enjeu (sans jeu de mots), en se posant la question suivante : les salaires au hockey sont-ils justes ? On me répondra que tout dépend de la définition que l’on donne au mot «juste» ? Justement, je propose dans cette page d’examiner la conception de la justice mise au point par l’un des philosophes politiques américain les plus influents, Robert Nozick (1938-2002).
Les inégalités justes
Commençons par une petite parabole.
Jean et Marie vos acheter leurs cadeaux de Noël pour leurs trois fils : Matthieu, quatorze ans, Marc, douze ans, et Luc, dix ans. Aimant leurs enfants, comme tous les parents, ceux-ci s’efforcent de ne jamais favoriser l’un par rapport à l’autre. Cette année, ils ont prévu un budget de 100 dollars pour chacun. Ils trouvèrent rapidement ce qu’ils cherchaient : pour chacun, ils décidèrent de leur offrir une console de jeu électronique. Cependant, au moment même où ils rendaient aux caisses, Jean remarqua une offre alléchante : pour l’achat de deux nouvelles consoles de haute gamme, à 150$, on avait droit en prime à une console à 100$ gratuite. Donc, pour la même dépense, les parents pouvaient offrir des articles plus intéressants. «On ne peut pas faire ça, fit Marie. Ce ne serait pas équitable, car un des trois garçons aurait une console de moins bonne qualité que les deux autres.» - «Mais, Marie, rétorqua Jean, pourquoi ce ne serait pas équitable ? Aucun n’aura un cadeau moins bien que ce que nous avions envisagé au départ! Et sur les trois, il y en aurait deux qui auraient quelque chose de mieux. - «Nous ne voulons, rappelle-toi, aucune inégalité entre les trois», répondit Marie. «Même si ça veut dire qu’ils auront moins ?»
Les tenants de l’égalité à tout prix seront du même avis que Marie. Cependant, l’égalitarisme strict à la Marie, aussi noble qu’il paraisse, a un effet pervers car il nivelle vers le bas. Si tout le monde était égal, chacun serait aussi pauvre que le plus pauvre de la société. Avec l’égalitarisme le plus pauvre resterait pauvre, et nous subirions tous un préjudice.
Les tenants des inégalités justes seront d’accord avec Jean. Il ne s’agit pourtant pas d’accepter n’importe quelle inégalité. Seule les cas où personne n’est lésée sont justes, même si certains en ont plus que d’autres.
C’est la position du philosophe politique John Rawls (1921-2001) qui, dans son magnum opus, Une théorie de la justice (1974), admet l’idée d’inégalité juste dans son fameux «principe de différence». En substance, Rawls dit que les inégalités ne sont acceptables que si elles sont profitables aux plus défavorisés. Si le salaire minimum est fixé au coût de la vie, disons à 10$ l’heure, alors les inégalités salariales sont acceptables si les moins favorisés reçoivent un salaire supérieur à 10$ ; en bas de ce montant, ça devient nettement injuste. Selon Rawls, donc, les salaires des joueurs de la LNH seraient justes si les plus démunis peuvent recevoir un salaire supérieur à 10$ l’heure.
L’égalité constamment mise en échec par la liberté
Celui qui fut le collègue de Rawls à Harvard, Robert Nozick, n’est ni d’accord avec Marie ni avec Jean. La parabole de tantôt montre simplement, que «la liberté bouleverse les modèles que nous nous faisons de l’égalité», comme l’écrit Nozick. Qu’est-ce à dire ?
Notons qu’avant de remarquer l’aubaine de la console gratuite à l’achat de deux supers consoles, Jean tenait au principe d’égalité entre ses enfants. L’offre l’incite à présent à modifier sa conception de la justice. D’un égalitarisme strict auquel souscrit toujours sa femme, il devient un égalitarisme modéré qui accepte des inégalités respectant le principe de différence de Rawls. En somme, soutient Nozick, la liberté conduit Jean à modifier sa conception de l’égalité. Nozick généralise le cas et peut donc affirmer que la liberté bouleverse l’égalité.
Sur ce point, l’auteur d’Anarchie, État et utopie (1974), c’est rendu célèbre par son fameux argument au sujet de Wilt Chamberlain, ce brillant basketteur américain de la NBA. Nous allons modifier l’exemple de Nozick en substituant le basketteur au jeune prodige actuel du hockey, Sidney Crosby.
Supposons une société utopique où tous gagnent 50 000$ par an. Un promoteur offre à Sidney Crosby de faire partie de son équipe local en Nouvelle-Écosse. Le promoteur n’offre pas de salaire au joueur, mais lui promet 50 cents sur chacun des billets vendus. La vedette conclut librement une attente avec le promoteur et signe un contrat. La saison comporte 60 matchs et 20 000 spectateurs viennent voir chacun de ces matchs. La «merveille», comme on l’appelle, gagnera donc 600 000$ durant la saison, soit 12 fois plus que le salaire d’un spectateur.
Dans notre société utopique, un individu gagne 12 fois plus que les autres. Est-ce juste ? Oui, répond Nozick puisque 20 000 personnes ont choisi sciemment de venir voir jouer Crosby et de dépenser 30 dollars, plutôt que d’aller au cinéma ou au restaurant, ou je ne sais quoi. D’après Nozick, si les 30$ de chacun des 20 000 spectateurs furent acquis justement, le salaire gagné par Sidney Crosby le fut également. Ce salaire n’est, en somme, qu’un transfert d’argent des 20 000 personnes au joueur.
Notre cas fictif, fait appel à deux des trois principes de justice de la théorie de la justice de Nozick. 1) Le principe de la juste acquisition : celui qui acquiert un bien sans porter atteinte au bien-être d’aucun individu possède un droit légitime à ce bien. 2) Le principe du transfert : celui qui acquiert un bien que lui remet celui qui y avait droit, acquiert un droit légitime à ce bien.
20 000 personnes choisirent donc librement de bouleverser l’égalité économique de départ de la société. Pour rétablir l’égalité, les autorités politiques (l’État) se doivent donc de restreindre désormais la liberté des citoyens. Dans notre exemple fictif, l’État donc doit répartir également les 550,000 dollars pourtant gagnés justement par Sidney Crosby. «Pour maintenir un modèle [d’égalité], il faut ou bien intervenir continuellement pour empêcher les gens de transférer des ressources comme ils le désirent, ou bien intervenir continuellement (ou périodiquement) pour enlever à certaines personnes des ressources que d’autres, pour certaines raisons, choisissent de leur transférer», écrit Nozick.
On constate donc que la liberté des gens – la liberté de transfert - met constamment en échec l’égalité économique et, que, pour la rétablir, il faut réciproquement que les autorités politiques interviennent systématiquement pour limiter la liberté des citoyens. Ce résultat est valable, nous dit Nozick, quelle que soit la conception de l’égalité que l’on adopte, celle de Marie (l’égalitarisme radical) ou de Jean (l’égalitarisme modéré de Rawls), ou même encore celle du communisme de Marx qui clamait «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !».
Qui voudrait se charger de la sale besogne, digne du KGB, consistant à dépister les «fraudeurs» du système égalitarien afin de rediriger ensuite les sommes verser en trop à certains mais faites de manière volontaire, et ce, au même salaire de tout le monde? Personne, évidemment! En somme, une société égalitarienne, quelle que soit son principe d’égalité qui la structure, conduit tout droit à une société concentrationnaire et dictatoriale brimant la liberté des gens. Seule, plaide Nozick, une société «libertarienne» qui protège les droits à la vie, à la liberté et à la propriété, constitue une société juste. Il y a bien sûr des inégalités criantes dans la société libertarienne de Nozick, mais ces inégalités sont justes, du moins, si l’on s’en tient aux principes nozickien de juste acquisition et de transfert.
1 à 0 pour l’égalitarisme des propriétaires devant le libertarisme des hockeyeurs
Dans le fameux lock-out de 2004, où la saison de hockey fut annulée, les amateurs supportèrent les propriétaires des équipes de la LNH contre les hockeyeurs. Les partisans avaient de la difficulté à prendre les joueurs aux salaires astronomiques en pitié défendus par l’Association des joueurs de la ligue nationale de hockey (l’AJLNH) sous la férule de Bob Goodonow. L’AJLNH fut fermement opposé à «un plafond salarial» auquel tenait mordicus le commissaire de la LNH Gary Bettman ainsi que les propriétaires. Les raisons invoquées par Bettman est qu’un plafond imposé sur la masse salariale des équipes permet de contrôler les salaires tout en restreignant l’appétit des joueurs vedettes en plus d’égaliser les chances de toutes les équipes, les mieux nantis comme les moins bien nantis.
Ainsi, s’affrontèrent en 2004-2005 deux philosophies politiques rivales, l’égalitarisme de Bettman contre le libertarisme de Goodonow et de son successeur, Ted Saskin. On sait qu’à la grande déception de Goodonow, l’AJLNH accepta à 87% la proposition des administrateurs établissant un plafond salarial de 39 millions pour la première année, mais qui dépendra par la suite des bénéfices des clubs. En outre, l’entente prévoit la réduction de 24% de sorte que le pourcentage des salaires passa de 76 à 54%.
L’entente résistera-t-elle aux poussées libertariennes des hockeyeurs ? L’avenir le dira. Si on en croit cependant Nozick, tôt ou tard les franchises et les joueurs feront tout perceront le plafond salarial. Pour ceux et celles qui se désolent de l’entente pensant que les salaires des hockeyeurs demeurent toujours prohibitifs malgré le plafond salarial, Nozick nous rappelle que la demande du public sportif pour le spectacle du hockey est si considérable que les amateurs sont les premiers responsables de la hausse continue des salaires des joueurs qu’ils adulent. En effet, sans la demande toujours grandissante des partisans pour le hockey, il n’y en aurait pas en effet de ces salaires fantasmagoriques dénoncés comme «injustes».