Philosopher, c’est apprendre à mourir.
MontaigneÊtre ou ne pas être, voilà la question
Deux médecins, X et Y, administrent la même dose massive de morphine à leur patient en phase terminale souffrant affreusement d’un cancer incurable. Les deux mourront sous peu de l’effet puissant des doses de morphine. Nos deux docteurs savent pertinemment que leur patient va mourir. Seul le médecin X tue son patient. Pourquoi le médecin Y ne commet-il pas lui aussi un homicide?
Si on adopte le Principe du double effet, remontant à la Somme théologique de Thomas d’Aquin (1225-1274), alors le médecin Y n’a commis aucun meurtre, même s’il a posé le même geste que le médecin X. Le Principe du double effet énonce qu’une action peut avoir plusieurs conséquences et que ce ne sont pas toutes ces conséquences qui sont visées dans l’action. Le Docteur angélique écrit :
«Un acte peut fort bien avoir deux effets dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vu, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme on le sait, accidentel à l’acte.»[1]
Ainsi, le médecin Y donne des doses massives à son patient dans le but de soulager ses douleurs. Il n’a pas, en d’autres termes, l’intention de tuer son patient, de sorte qu’il n’est pas coupable d’homicide. Le médecin X, lui, avait l’intention de tuer son patient parce qu’il voulait (disons) faire cesser les souffrances de son patient.
Bon nombre sont (disons-le) d’avis que la ligne démarquant les deux cas est nébuleuse, de sorte que la distinction entre euthanasie active et passive est futile somme toute. Ainsi, pour le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, le Dr Gaétan Barrette, «endormir» un patient en fin de vie aux prises avec des douleurs intolérables à l’aide de la sédation palliative, c’est poser un geste d’euthanasie. Pas d’accord, répond le Dr Vinay, responsable des soins palliatifs de l’hôpital Notre-Dame du CHUM : «Il n’y a aucune intention de meurtre là-dedans. Il y a l’intention de soulager.»[2]
L’intention est donc au cœur du débat sur l’euthanasie, et, avec elle, celle d’action. Une des grandes questions philosophiques à ce sujet consiste à démêler l’intention de l’action.
Par «action», les philosophes entendent généralement un geste ou une pensée intentionnelle. L’«action» d’un poison sur un corps, par exemple, n’est pas une action intentionnelle, car l’action du poison ne vise pas à donner la mort. Seul l’être humain, de même que certains animaux, sont capables d’une action intentionnelle comme «tuer». Une action intentionnelle peut coïncider avec le fait de ne rien faire. Être immobile est également une action parce que l’immobilité (pour mieux observer une peinture; pour admirer un paysage magnifique, etc.) implique une intention. D’ailleurs, toute pensée est de nature intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle vise quelque chose. Un médecin peut par exemple volontairement cesser un traitement car celui-ci causera la mort de son patient. Cesser un traitement est une action et, qui plus est, une action intentionnelle puisque toute action est par nature intentionnelle. Lorsque je casse par mégarde un oeuf, je n’accomplis aucune action, car je ne vise rien contrairement à ce qui se passe lorsque je casse un œuf pour faire la cuisine. Lorsque je cuisine, j’agis en vue d’un résultat, d’un but (me nourrir, moi ou les autres). Mon action est dirigée vers un but, un accomplissement; elle possède une direction; bref, elle a un «sens».
L’action en question
Cela posé, nous sommes pourtant loin d’être au bout de nos peines, car le concept d’action se révèle particulièrement poisseux. Examinons cette anecdote tirée d’un essai retentissant du philosophe américain Donald Davidson (1917-2003).
«Je tourne l’interrupteur, j’allume la lumière et j’illumine la pièce. À mon insu, j’alerte aussi un rôdeur de ma présence à la maison.»[3]
Pour anodine qu’elle soit, l’anecdote recèle une énigme philosophique redoutable. En effet, aie-je fait quatre choses (tourner l’interrupteur, allumer la lumière, éclairer la pièce, et avertir quelqu’un de ma présence) ou une seule? Bon nombre soutiendront que je n’ai posé qu’une seule action pouvant recevoir par ailleurs plusieurs descriptions différentes. Une seule et même action peut être décrite de diverses façons. D’où la thèse de l’identité des actions que défend entre autres Davidson. Ailleurs, il écrit :
«'Je ne savais pas que le fusil était chargé' correspond à une forme canonique d’excuse. Je ne nie pas que j’ai pointé le fusil et pressé la gâchette, ni que j’ai tiré sur la victime intentionnellement. Il est clair que ce sont deux événements distincts, puisque l’un a débuté un peu après l’autre. Mais quelle est la relation entre le fait de pointer le fusil et presser sur la gâchette, et le fait que j’aie tiré sur la victime? La réponse naturelle, et, je crois, correcte, est que la relation est celle de l’identité.»[4]
Supposons Gontran qui presse sur la gâchette et tue Alphonse. D’après Davidson et la thèse de l’identité, les deux actes de Gontran – presser sur la gâchette et tuer Alphonse - constituent une seule et même action. Mais ces actions sont-ils véritablement identiques? Voici Gontran tuant Alphonse, et voici la balle qui part du fusil. Peut-on affirmer que le premier acte a causé le second, c’est-à-dire que Gontran tuant Alphonse a causé le coup de feu? Bien sûr que non. Il est en effet plutôt étrange d’affirmer que l’acte consistant à tuer Alphonse ait causé le coup de feu. Voici que Gontran presse sur la gâchette. Il est tout à fait correct d’affirmer que cet acte cause le coup de feu. Par conséquent, l’action de presser sur la gâchette a la propriété de causer le coup de feu, tandis que l’action de tuer Alphonse n’a pas la propriété de causer le coup de feu. Conclusion : puisque les deux actions n’ont pas la même propriété, il s’ensuit qu’elles ne peuvent constituer une seule et même action. Davidson a donc tort.
Il s’ensuit aussi que la thèse de l’identité des actions est fausse. Il nous faut donc envisager la thèse contraire, à savoir la thèse de la multiplicité des actions défendue entre autres par Thomas d’Aquin[5]. Selon celle-ci, presser sur la gâchette et tuer Alphonse ce n’est pas faire la même chose, mais deux choses distinctes. Dans l’anecdote de tantôt, il y a bel et bien quatre actes différents et distincts, et sans doute bien d’autres encore.
L’un des problèmes auxquels est confronté cette seconde thèse, c’est sa grande prodigalité au plan «ontologique», comme disent les philosophes. L’«ontologie» est ce domaine de la philosophie qui s’interroge sur ce qui existe véritablement. Or, en adoptant la thèse de la multiplicité, on fait croître, comme disent encore les philosophes, «l’ameublement du monde» de manière inconsidérée, et cela pèche contre la fameuse maxime de Guillaume d’Occam, il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité.
Quoi qu’il en soit, selon la thèse de la multiplicité de l’action que défend Thomas d’Aquin, lorsqu’un médecin administre des doses massives de morphine à son patient en vue de soulager ses douleurs, il pose une action, et si le patient en meurt, cet événement n’est pas une action dont il est l’auteur. Au contraire, pour le partisan de la thèse de l’identité, notre médecin fait une seule et même action; par suite, il «tue» le patient.
N’est-il jamais permis de se suicider ?
La problématique de l’euthanasie est bien contemporaine. C’est pourquoi Thomas d’Aquin n’en parle pas. Il aborde cependant la difficile question du suicide.[6] Camus faisait du suicide le seul problème philosophique qui puisse se poser.[7] C’est cependant se donner beaucoup trop d’importance. Les partisans de l’euthanasie réclament un droit à la mort. L’homme moderne se veut souverain sur sa propre personne jusque dans la mort.
Pour le Docteur angélique, le suicide est contre-nature. L’homme, en effet, s’aime naturellement. L’amour de soi est, du moins au départ, si inné et puissant qu’on a toutes les difficultés du monde à aimer les autres. En fait, nous ne savons pas comment aimer celui ou celle que l’on est et, partant, nous n’aimons pas les autres. Il faut d’abord apprendre à s’aimer, et cela veut dire reconnaître et accepter ses propres limites, nos faiblesses, nos misères ; bref, nos manques d’amour. C’est pourquoi Thomas d’Aquin dit que le suicide est d’abord manque de charité envers soi-même.
Le suicide est aussi un manque de charité envers les autres. Contrairement à l’esprit individualiste qui marque nos sociétés modernes, l’homme, selon Thomas d’Aquin, appartient à la société, comme une partie dans un tout. En se suicidant, l’homme qui ne s’aime pas, n’aime pas les autres.
Enfin, celui qui s’aime, aime Dieu, c’est-à-dire son prochain. «Aussi quiconque se prive lui-même de la vie, pèche contre Dieu et la société.»
[1] Thomas D’Aquin, Somme théologique, 2, 2 Question 64, art. 7.
[2] Cité dans Le Devoir du samedi et dimanche 17-18 octobre 2009, Cahier C, p. 1.
[3] Donald Davidson, «Actions, raisons et causes», in Actions et événements, PUF, Épiméthée, 1993, p. 17.
[4] Donald Davidson, «La forme logique des phrases d’action», in Actions et événements, op.cit. , p. 154.
[5] Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1 2, Question 7, article 3.
[6] Voir Somme théologique, 2, 2 Question 64, article 65.
[7] Voir Albert Camus, Le mythe de Sisyphe.