Comment
aller de l’un au deux ? Qu’est-ce que le deux nous dit de l’un ?
Faudrait-il déchirer le couple pour y trouver de l’unique, et désirer le double
tout en ressentant sa précarité ?
La prose de Gérard Haller invente un dispositif narratif qui rend, avec
justesse aimantée, justice à ce questionnement lancinant, et ce sous la forme
d’un thriller amoureux : le désir de l’autre, de son corps entremêlé à sa
parole, parviendra-t-il à dépasser le besoin de tuer l’anxiété d’une différance ? L’écriture s’engouffre dans
la privation de la présence, et raconte ce que la faille, le passé qui ne
passe pas, les cadavres non retrouvés, l’éloignement des corps et de la langue
creusent en chacun. Dans la nuit,
dans la forêt (le récit s’est d’abord intitulé Wald), dans l’obscurité silencieuse, dans le retrait de la
respiration et de l’espoir, un reste persiste, à partir duquel une voix
s’aventure : parler, dire, décrire, observer, entendre, témoigner de
l’inscription des corps dans le monde, de la persistance du désir dans les
affects. Surgissent venus d’on ne sait où, d’un fondu noir peut-être, comme on
en voit au cinéma, des personnages, des actes, des paysages à la fois désolés
et somptueux : « Nuit. Ciel de nuit noir et tracé blanc des nuages.
Lentement lentement qui passent. Rien avant. Images et retour à rien. Noir vide
solitude. C’est là que ça a commencé : quelque part dans la grande nuit
là-bas du commencement ». Un voyage dans le temps et l’espace va parvenir
à désenlacer la confusion, celle qui abandonna au crime et à l’errance, à
l’absurdité de mises à mort répétées par un sujet ayant lui-même perdu la
sensation du vivre.
Un tableau, une image, une photo peuvent ménager des points de fuite tracés par
une conjonction de lignes, de lumières et d’ombres. Ici c’est la narration qui,
entrecoupée de silences et de pauses contemplatives, de doutes et d’hésitations
(qui parle ? il, elle, lui, eux, peut-être ce noyau qu’on appelle « on »
en chacun de nous) réaménage un lieu, certes précaire — le livre —
dans lequel renaît la parole. Parole courte mais essentielle, qui prend soin de
tous les entre-deux au sein desquels se dessine l’abîme en énigmes. Qui
es-tu, d’où viens-tu, sais-tu ce que c’est qu’aimer, mourir, donner la vie,
prendre la vie, sacrifier, être sacrifié ? Comment vis-tu dans l’absence
de vérité, dans le dénuement d’explication ? Que vois-tu dans le ciel
dépeuplé ? Il y a donc de l’indéterminé, la possibilité du crime et du
meurtre, une origine dont les tremblements et les ondes accaparent le
présent ; mais des échappées successives prennent le chemin d’une
détermination progressivement acquise. Il suffit d’une rencontre, de l’esquisse
de l’un vers un autre, d’une arabesque mesurant la confiance, pour qu’un
parcours s’ouvre qui mène, dans la
nuit, au-delà de ses brouillards. Dans la nuit, donc, deux couples, en
contrepoint, imaginent, pour l’un (Oumou et le clochard), le récit d’un crime collectif
qui a eu lieu (« Ils creusent dans
moi ils sont revenus cette nuit avec la cendre de maman ils réclamaient. Toute
la nuit le Kampf c’était. »),
pour l’autre (elle et lui, l’amoureuse et le meurtrier), le récit d’un meurtre
qui n’aura sans doute plus lieu, pas lieu dans ce livre en tout cas : l’homme
demande un pardon frontal et indécidable, un pardon qui cache et ne résout rien.
Pardon pour les meurtres accomplis ?
Ou bien don impossible à
l’amour etcapitulation devant des
pulsions mortifères inexorables ?
Les légendes dorées ne sont plus : ni dieux, ni héros, ni saints ne
viennent illuminer un présent rendu à lui-même : le soleil estival brûle les
âmes sans pour autant réchauffer les corps dénudés. C’est plutôt à une légende
argentée que l’on songe devant ce récit qui se découpe avec grâce sur la page
cadrée. Point de bavardage, de digression, de divertissement, mais le risque au
plus près approché, sans que l’on sache avec précision d’où vient la menace, et
par quelles ondes irrépressibles elle se propage. La langue, épurée dans son
insistance, configure une expérience essentielle, attentive au monde et à ceux
qui tentent d’y trouver un sens : une signification peut-être, une
destination sans doute, un élan qui échappe au ressassement. Ce conte
initiatique montre comment l’homme, d’abord muré dans son silence comme dans
ses actes, s’extrait de lui-même en accédant à un pardon problématique. Le
merveilleux n’est plus, mais subsiste une parole adressée et des gestes réconfortants qui permettent la résurrection
d’une conscience de soi, d’une conscience à soi : un frisson réveille le somnambule qu’était devenu le
personnage masculin, cet homme dont les larmes finales liquident, peut-être,
l’oppressante culpabilité. « C’est ça qu’elle voulait : rouvrir pour
lui la mer d’avant et qu’il vienne, qu’il vienne, oui, et qu’ensemble comme ça
l’un à l’autre enfin ils s’abreuvent et s’abandonnent ». La désolation, la
dérive, l’errance et l’oppression ne parviennent pas à casser tout lien entre
passé, présent et futur, homme et femme, origine et devenir, terre et ciel.
Même si le réel, l’horreur et la souffrance excèdent les mots, ces derniers
incarnent la promesse d’un présent non figé. À l’aube, lorsque le couple a
retrouvé les gestes et la confiance que l’origine du monde avait postulés, il
accomplit le travail d’une pensée concrète : la pratique des mots, le
phrasé des sons, le rythme des syllabes mettent en jeu un temps incarné à
partir duquel vivre s’accomplit dans l’exception d’une solitude. Au matin,
c’est comme s’il devenait possible d’imaginer sortir de la répétition du même :
la parole n’est plus coupée des corps, ces derniers constituant dès lors un
sacré qui ne craint plus d’être touché.
Gérard Haller
Deux dans la nuit
Galilée
Contribution
d’Anne Malaprade