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Deux dans la nuit, de Gérard Haller (lecture d'Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Haller, deux dans la nuit  Comment aller de l’un au deux ? Qu’est-ce que le deux nous dit de l’un ? Faudrait-il déchirer le couple pour y trouver de l’unique, et désirer le double tout en ressentant sa précarité ?
   
La prose de Gérard Haller invente un dispositif narratif qui rend, avec justesse aimantée, justice à ce questionnement lancinant, et ce sous la forme d’un thriller amoureux : le désir de l’autre, de son corps entremêlé à sa parole, parviendra-t-il à dépasser le besoin de tuer l’anxiété d’une différance ? L’écriture s’engouffre dans la privation de la présence, et raconte ce que la faille, le passé qui ne passe pas, les cadavres non retrouvés, l’éloignement des corps et de la langue creusent en chacun. Dans la nuit, dans la forêt (le récit s’est d’abord intitulé Wald), dans l’obscurité silencieuse, dans le retrait de la respiration et de l’espoir, un reste persiste, à partir duquel une voix s’aventure : parler, dire, décrire, observer, entendre, témoigner de l’inscription des corps dans le monde, de la persistance du désir dans les affects. Surgissent venus d’on ne sait où, d’un fondu noir peut-être, comme on en voit au cinéma, des personnages, des actes, des paysages à la fois désolés et somptueux : « Nuit. Ciel de nuit noir et tracé blanc des nuages. Lentement lentement qui passent. Rien avant. Images et retour à rien. Noir vide solitude. C’est là que ça a commencé : quelque part dans la grande nuit là-bas du commencement ». Un voyage dans le temps et l’espace va parvenir à désenlacer la confusion, celle qui abandonna au crime et à l’errance, à l’absurdité de mises à mort répétées par un sujet ayant lui-même perdu la sensation du vivre.
   
Un tableau, une image, une photo peuvent ménager des points de fuite tracés par une conjonction de lignes, de lumières et d’ombres. Ici c’est la narration qui, entrecoupée de silences et de pauses contemplatives, de doutes et d’hésitations (qui parle ? il, elle, lui, eux, peut-être ce noyau qu’on appelle « on » en chacun de nous) réaménage un lieu, certes précaire — le livre — dans lequel renaît la parole. Parole courte mais essentielle, qui prend soin de tous les entre-deux au sein desquels se dessine l’abîme en énigmes. Qui es-tu, d’où viens-tu, sais-tu ce que c’est qu’aimer, mourir, donner la vie, prendre la vie, sacrifier, être sacrifié ? Comment vis-tu dans l’absence de vérité, dans le dénuement d’explication ? Que vois-tu dans le ciel dépeuplé ? Il y a donc de l’indéterminé, la possibilité du crime et du meurtre, une origine dont les tremblements et les ondes accaparent le présent ; mais des échappées successives prennent le chemin d’une détermination progressivement acquise. Il suffit d’une rencontre, de l’esquisse de l’un vers un autre, d’une arabesque mesurant la confiance, pour qu’un parcours s’ouvre qui mène, dans la nuit, au-delà de ses brouillards. Dans la nuit, donc, deux couples, en contrepoint, imaginent, pour l’un (Oumou et le clochard), le récit d’un crime collectif qui a eu lieu (« Ils creusent dans moi ils sont revenus cette nuit avec la cendre de maman ils réclamaient. Toute la nuit le Kampf c’était. »), pour l’autre (elle et lui, l’amoureuse et le meurtrier), le récit d’un meurtre qui n’aura sans doute plus lieu, pas lieu dans ce livre en tout cas : l’homme demande un pardon frontal et indécidable, un pardon qui cache et ne résout rien. Pardon pour les meurtres accomplis ? Ou bien don impossible à l’amour  etcapitulation devant des pulsions mortifères inexorables ?
   
Les légendes dorées ne sont plus : ni dieux, ni héros, ni saints ne viennent illuminer un présent rendu à lui-même : le soleil estival brûle les âmes sans pour autant réchauffer les corps dénudés. C’est plutôt à une légende argentée que l’on songe devant ce récit qui se découpe avec grâce sur la page cadrée. Point de bavardage, de digression, de divertissement, mais le risque au plus près approché, sans que l’on sache avec précision d’où vient la menace, et par quelles ondes irrépressibles elle se propage. La langue, épurée dans son insistance, configure une expérience essentielle, attentive au monde et à ceux qui tentent d’y trouver un sens : une signification peut-être, une destination sans doute, un élan qui échappe au ressassement. Ce conte initiatique montre comment l’homme, d’abord muré dans son silence comme dans ses actes, s’extrait de lui-même en accédant à un pardon problématique. Le merveilleux n’est plus, mais subsiste une parole adressée et des gestes réconfortants qui permettent la résurrection d’une conscience de soi, d’une conscience à soi : un frisson réveille le somnambule qu’était devenu le personnage masculin, cet homme dont les larmes finales liquident, peut-être, l’oppressante culpabilité. « C’est ça qu’elle voulait : rouvrir pour lui la mer d’avant et qu’il vienne, qu’il vienne, oui, et qu’ensemble comme ça l’un à l’autre enfin ils s’abreuvent et s’abandonnent ». La désolation, la dérive, l’errance et l’oppression ne parviennent pas à casser tout lien entre passé, présent et futur, homme et femme, origine et devenir, terre et ciel. Même si le réel, l’horreur et la souffrance excèdent les mots, ces derniers incarnent la promesse d’un présent non figé. À l’aube, lorsque le couple a retrouvé les gestes et la confiance que l’origine du monde avait postulés, il accomplit le travail d’une pensée concrète : la pratique des mots, le phrasé des sons, le rythme des syllabes mettent en jeu un temps incarné à partir duquel vivre s’accomplit dans l’exception d’une solitude. Au matin, c’est comme s’il devenait possible d’imaginer sortir de la répétition du même : la parole n’est plus coupée des corps, ces derniers constituant dès lors un sacré qui ne craint plus d’être touché.
   
Gérard Haller
Deux dans la nuit
Galilée
   
   
Contribution d’Anne Malaprade


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