Un spectre hante le pouvoir sarkozyste : celui d’un mouvement de chômeurs.
Entendons nous bien : un mouvement de chômeurs, c’est un mouvement de mauvais chômeurs. Le "bon" chômeur n’est plus un « chômeur », c’est un demandeur d’emploi (D.E.), "public-cible" du Pôle du même nom. Il ne tient pas à se faire remarquer, hormis, bien sûr, par un employeur. Le "demandeur d’emploi" se construit à l’envers de l’image repoussoir du mauvais chômeur, ce glandeur qui mène une vie de pacha avec ses 454 euros par mois, et qui ne se sent pas redevable à la société qui lui concède, d’ailleurs temporairement et sous conditions, le droit de survivre, là où les loyers sont encore accesssibles. Le "demandeur d’emploi" modèle travaille donc, sans cesse : il refait cent fois son CV, il envoie des milliers de lettres de motivation, il "enquête" pour mieux "cibler" les "gisements d’emplois", il accepte de bonne grâce les ateliers CV, les simulations d’entretien, les bilans de compétences, les stages gratuits, les Evaluations en Milieu de Travail (70 h de travail bénévole), il en redemande. Il apprend grâce aux ateliers de "coaching" qu’un ami est un partenaire, que rencontrer quelqu’un se dit tisser un réseau, qu’un savoir-faire est une compétence, et que ce qui fait la dignité d’un être c’est la valeur et le potentiel d’expansion de son capital-compétences. Bref, il travaille à son employabilité ; il travaille à devenir l’employé idéal, l’exploité qui n’a pas d’autre exploiteur que lui-même, et se charge de remettre au pas l’indolent, le récalcitrant, le chômeur qui sommeille en lui. Un employé idéal, c’est à dire un auto-entrepreneur, un homme économique intégral.
Bien sûr, comme avec tout modèle, il y en a qui feront semblant : les uns qui joueront à incarner ce rôle, pour renvoyer incessamment à leurs subordonnés à quel point ils ne sont pas à la hauteur ; les autres, qui feront juste assez de grimaces convenues (de « démarches ») pour qu’on leur fiche la paix. Bien sûr, il y aura, comme dans toute compétition, des gagnants et des perdants. Certains deviendront cadres, golden boys, managers, et accepteront les "responsabilités" qui placeront toute leur vie sous le signe de l’évaluation monétaire ; et d’autres accepteront ou se feront imposer par Pôle Emploi des boulots de larbin qui, au contraire de les aider à monter dans l’échelle sociale, les maintiendront à vie dans ce triste rôle de main d’oeuvre précarisée, qu’il faudra encore mériter parce que d’autres-attendent-à-la-porte. D’autres, enfin, trouveront la « bonne planque » que tous les autres vont leur envier (Privilégiés de fonctionnaires ! etc...).
Ce qui importe au pouvoir par dessus tout, c’est de nous occuper, c’est de nous voler notre temps. Partout, il y a des « mauvais chômeurs » qui étudient, qui créent, qui animent des associations, qui se mêlent de politique, qui expérimentent d’autres manières de vivre, de travailler, d’enseigner sans exploiter ni les hommes ni la nature, de manière égalitaire et coopérative, des « mauvais chômeurs » pour qui le boulot signifie d’abord mettre de côté ses attachements. Des gens pour qui le salariat et le marché sont inséparables des catastrophes sociales et écologiques actuelles, et qui, autant que possible, préfèrent s’y soustraire. Ces gens-là, il faut pour le pouvoir les empêcher de travailler, parce que leur travail véhicule une manière de penser qui si elle se diffusait, donnerait confiance aux innombrables qui, parce qu’ils se sentent isolés, hésitent encore à entrer en conflit ouvert avec les institutions telles que Pôle Emploi, et se contentent d’esquiver leurs attaques.
Un mouvement de chômeurs et précaires n’est pas un mouvement corporatiste, pas même un mouvement des "exclus" ou de toute autre catégorie médiatico-sociologique. La crise a appris à ceux qui l’ignoraient encore que bien peu pouvaient se targuer d’une situation garantie, hormis les dirigeants des banques, des entreprises, des médias, des partis politiques et des syndicats institutionnels. Le chômeur, au fond, ce n’est pas tant le "privé d’emploi" que celui qui refuse, au sein de la firme globale qu’est cette société, d’être affecté à telle ou telle tâche selon les exigences du patronat, ou du gouvernement, ou du Pôle Emploi qui veut "faire du chiffre". La lutte des chômeurs intéresse directement celle des travailleurs. Refuser un job pourri ou un stage intensif de coaching, empêcher la radiation ou la suppression d’allocations n’est pas différent de refuser une augmentation des cadences, des licenciements ou des baisses de salaire.
Notre mot d’ordre est simple : grève des chômeurs. Faisons grève de notre supposée évidente condition de demandeurs d’emploi, d’auto-entrepreneurs. Assumons-nous comme des travailleurs produisant des relations humaines différentes, coopératives, non marchandes, alternatives au monde de l’entreprise. Nous savons aussi que notre travail, associatif, coopératif, écologique, le tissage de liens amicaux, les formes de solidarité sont d’ores et déjà exploitées par un nouveau capitalisme "vert" qui rêve de tirer un profit maximal de la réparation des désastres accumulés par le capitalisme industriel, et qui a besoin de puiser parmi les contestataires la manière plus "respectueuse" et "humaine" de nous faire travailler demain dans leurs bio-entreprises durables. La grève des chômeurs, c’est une grève de l’exploitation : non seulement nous ne voulons pas de leurs sales boulots, mais nous ne voulons pas qu’ils exploitent le nôtre, celui qui a pour nous du sens, pour faire survivre leur système en déroute.
La grève des chômeurs, cela signifie trois choses. Premièrement, s’organiser pour empêcher l’application des politiques gouvernementales de gestion du chômage et de la précarité, qui se traduiront notamment par la suppression de tout revenu aux chômeurs qui refuseront deux offres dites raisonnables ou la moindre "action" prescrite par le Pôle Emploi, ou encore rateront un rendez vous. Cela implique qu’à chaque problème « individuel » de dossier, il soit répondu promptement et efficacement par l’action collective, et non par d’interminables et le plus souvent inutiles recours. Deuxièmement, agir collectivement contre les voleurs de temps, les exploiteurs de l’attention que sont Pôle Emploi, mais également toutes les entreprises privées qui prospèrent de la saturation préméditée de ce dernier : il s’agit des boîtes d’intérim, de placement privé, de coaching et de consulting, des associations d’insertion, qui disposent également d’un pouvoir souverain sur les revenus des chômeurs. Troisièmement, affirmer une idée positive, politique du travail, par laquelle nous cherchons à nous organiser de manière égalitaire et coopérative pour accroître notre autonomie à l’égard du marché, en renforçant nos liens avec les travailleurs en lutte, tant à partir de la réappropriation commune de gestes de travail que de gestes politiques. (On mentionnera à ce sujet les ouvriers de Philips à Dreux qui viennent, face à la menace de fermeture de l’usine, de décider en assemblée générale de relancer la production en autogestion.)
Il n’y aura pas de mouvement en dehors d’une grève des chômeurs, d’une suspension de l’atomisation des situations individuelles, d’un désir partagé par le salarié ou le cadre licencié, l’étudiant-sans-débouché, le fatigué de l’intérim, l’ouvrier au chômage technique, le militant associatif, le demandeur d’asile, le cinéaste indépendant, le paysan non productiviste, de reprendre en main tout le temps volé par un système qui veut nous occuper à ravager les mondes sensibles comme à dessécher l’intelligence. Pas de plein emploi, merci ; plutôt une pleine réappropriation de la vie.
Mouvement des Chômeurs et Précaires en Lutte de Rennes
22, rue de Bellevue, 35700 Rennes