Pour mémoire : L'eudémonisme de Socrate, 1
Il y a donc deux images du philosophe : celle du discours, et celle de l’orateur. Donc, celle de Théodore, et celle de Socrate, c’est-à-dire l’apparence de ce que dit Socrate, et la réalité de ce qu’il fait
Dans un deuxième mouvement du texte, c’est Socrate désormais qui prend la parole. Aussi, va-t-il dresser l’opposition entre le philosophe, orateur ridicule devant les tribunaux mais dialecticien redoutable, et l’habitué des tribunaux, orateur redoutable et grand séducteur mais dialecticien ridicule, soit le rhéteur. Socrate feint soudain de s’étonner que Théodore veuille parler des « premiers rôles[1] » dans le chœur, c’est-à-dire littéralement, les coryphées qui sont ceux qui mènent le choeur[2]. Il y a deux types de rhéteur : d’abord, les sophistes, ces précepteurs « bavards » qui prétendent enseigner la vertu, de façon à ce que leurs élèves sachent administrer leur maison et gouverner leur cité. De ceux-là, Socrate entend ne point parler. Ces rhéteurs, plus habitués aux tribunaux qu’à la recherche de la vérité, il ne veut point s’y intéresser. Il préfère un autre type de rhéteurs. Celui qu’il incarne, c’est-à-dire ce type de rhéteur qui sait ce que parler veut dire. Dans la démocratie athénienne, la parole y est reine : chacun, pouvant à son gré, exposer sur la place publique son jugement à propos des affaires de la Cité. Or, Socrate s’oppose à l’homme de l’opinion, confondant sa certitude avec la vérité, ébranlant l’opinion, lui révélant ce dont elle souffre, pour lui montrer qu’elle se contredit. Deux images du rhéteur, mais également donc deux images du philosophe. En effet, que fait ici Socrate si ce n’est discourir, si ce n’est chercher à convaincre, si ce n’est plaider devant nous sa cause, (cause qu’il plaidera d’ailleurs bientôt devant ses concitoyens.) Mais ce que Socrate veut plus précisément nous montrer ici, c’est que la philosophie est probablement la seule à pouvoir mettre fin aux maux de la cité. Pour Socrate, ça n’est pas n’importe quelle philosophie. Le philosophe ne saurait se retirer dans sa tour d’ivoire, ignorer les maux de l’humanité. Comment devons-nous alors comprendre qu’il ne sache où se trouve le chemin de l’assemblée, ni même le tribunal, le Conseil, ou tout autre lieu « où la cité s’assemble en commun[3] » ? Car, ici, il semble que le philosophe dont Socrate parait nous vanter les mérites, vit détaché du monde, des lois de la Cité qu’il ignore. Il est tellement loin du Socrate du Banquet ou de l’Apologie, qu’il nous semble qu’il soit bien plus proprement platonicien. Mais Platon renierait-il, au moment même où il envisage de prendre congé de son maître, de ce qu’il admirait le plus en Socrate ? Ne serait-ce pas là plutôt un pied de nez à ses détracteurs, notamment Aristophane qui le moquait dans sa comédie Les nuées, voire l’accusait en matière d’éducation, en matière de religion et en matière de justice, d’être un danger pour la cité, nous proposant alors du philosophe, une caricature ? D’autant que le débat sur le caractère composite ou historique du Socrate des Nuées a eu un effet dévastateur sur l’opinion athénienne. Et, même si Socrate a été la cible d’un très grand nombre de pièces qui caricaturèrent son personnage, Platon lui fait dire dans l’Apologie[4] qu’aucune ne lui causa autant de tort que le firent les Nuées Aussi, on pourrait imaginer qu’il envisage de renvoyer à la caricature que l’on fait de lui, la même caricature, pour en faire surgir le non-sens. Ce passage du texte pourrait alors parfaitement appartenir à ce masque de l’ironie socratique qu’il adorait arborer en public. Ecoutons Pierre Hadot à ce propos : « l’ironie est une attitude psychologique selon laquelle l’individu cherche à paraître inférieur à ce qu’il est : il se déprécie lui-même[5]. » Le portrait du philosophe que Socrate nous expose est si loin du sien en réalité, qu’il semble plus que probable qu’il ait voulu le rapprocher de celui d’Aristophane, et de ses farces, décrivant un Socrate comme le maître du chœur des Nuées, la tête toujours dans les nuages, ne connaissant ni le chemin de l’Agora, ni les lois de la Cité, et mesurant l’étendue des profondeurs célestes sans se soucier de ce qui est à côté de lui.
Cette ignorance crasse du philosophe que Socrate souligne avec insistance[6], ne ressemble pas moins aux feintes dans son art de discourir qui ressemble de près à cette tendance à l’autodépréciation. On a l’impression que c’est son procès que Socrate nous joue-là. D’autant que le portrait qu’Aristophane a brossé de Socrate a nourri l’accusation portée contre celui-ci. Comment ne pas également voir un Socrate qui interpelle par là le lecteur, et cherche à l’éveiller, pour lui éviter de s’endormir et de gober tout cru ce qu’il pourrait dire. Sur un mode platonicien, n’est-ce pas d’une certaine manière, cette critique du philosophe-roi qui, redescendant des hauteurs célestes pour s’enfoncer dans les profondeurs de la caverne, est accusé, par ceux qui voient en la théorie des idées, une fuite de la réalité de ce monde, d’être un homme qui se réfugie dans un monde d’idées inaccessible au commun des mortels et sans prise avec le notre ? On ne veut donc pas entendre Socrate. L’invention platonicienne de la philosophie a pour singularité de ne pas assigner celle-ci à la possession d’un savoir particulier, mais de la concevoir comme un état intermédiaire, une tension entre l’ignorance et le savoir qui fait d’elle un devenir. Et en ce sens, nous avons affaire là, à travers la figure de Socrate, à un philosophe authentique. D’abord par son usage du discours, durant son procès par exemple, qui ne cherche pas à masquer quoi que ce soit, ni à compromettre une autre personne que lui-même. Mais plus encore, par cette tendance à vouloir provoquer un phénomène de conversion à grande échelle (peithôn humôn). Moins que démontrer quelque chose, le discours de Socrate cherche à guider l’attention de son auditeur vers une règle essentielle, un principe de fond à respecter, de façon à réorienter les attitudes et à changer de vie. L’objectif du logos est donc double : d’abord inviter les athéniens à suivre la vertu (aretê). Arrêtons-nous un instant sur ce concept. Nous avons vu plus haut que Socrate associait la vertu à la connaissance[7]. C’est la force même de l’argument platonicien. La vertu est l’excellence dans la fonction propre. Or, cette question athénienne de la vertu touche précisément à la question de l’amélioration de soi : comment devenir meilleur ? L’excellence sera le résultat d’un exercice et d’une conduite. Aussi veut-il forger un concept d’excellence qui puisse être une norme de conduite et d’évaluation des conduites à la fois stables et susceptibles d’être enseignée. Il faut donc instituer une éthique de vérité. Or, l’éthique et la politique sont des lieux de vérité. On voit là alors se profiler le principe de la conversion. De là apparaît alors le second objectif : attirer des jeunes gens qui ont des dispositions requises pour embrasser la vie philosophie. Pour ce faire, Socrate parle, discute, mais il refuse de se laisser considérer comme un « maître ». Il prétend qu’il n’a rien à dire, rien à communiquer, pour la simple et bonne raison qu’il ne sait rien. En ayant rien à dire, rien à défendre, Socrate peut ainsi mieux interroger, et feignant de vouloir apprendre de son interlocuteur, peut l’amener à la fin de la discussion à réaliser qu’il ne sait rien du tout. Cette attitude fréquente de Socrate qui est la méthode socratique, et qui peut se raccrocher à sa maïeutique, est parfaitement raillée, voire caricaturée par Socrate lui-même. Le philosophe est un « ignorant » comme le seraient les « pintes » contenues dans la mer.
Et comble même de cette ignorance, malgré l’oracle de Delphes qui désigne Socrate comme l’homme le plus sage, donc le plus savant : le philosophe de cela « ne sait même pas qu’il ne le sait pas[8]. » C’est l’occasion pour Socrate, de faire alors porter l’interrogation sur la méthode même du savoir. Le corps du philosophe séjourne dans la cité, nous dit Socrate. Bien sûr, cette assertion semble encore tenir lieu de sa caricature ironique du philosophe. Pour autant, nous pouvons y déceler, en filigrane, toute la partie méthodologique de la recherche de la connaissance chez Socrate. Sa lecture de l’âme et du corps est spécifiquement dualiste. Aussi, nous dit-il que l’on ne peut à la fois prêter au corps et à l’âme. En effet, il nous faut choisir. Nous sommes là, à la charnière entre la sensation pure du corps et l’opinion de l’âme, qui est le nœud même du procès de Socrate, opposant l’opinion du sage aux impressions de la foule. Cette anthropologie dualiste sous-entend que le corps est un être inférieur qui mérite moins de soin que l’âme. A écouter Socrate parler du philosophe, « son corps seul gît dans la cité, il réside en étranger[9]. » Qu’est-ce à dire ? Que le philosophe ne vit pas au sein du groupe, et ce n’est évidemment pas Socrate qui viendra contredire le fait que le philosophe est absolument de nulle part, qu’il est étranger dans la cité[10]. Mais cette réflexion semble avoir un double sens. D’un côté, elle flatte et concède à la caricature, le portrait qui cumule et exagère tous les défauts caractéristiques de celui que l’on cherche à représenter ; d’un autre côté, il semble qu’en stigmatisant ainsi le corps, Socrate cherche à recentrer sur l’âme, condition unique de la vraie jouissance. Socrate fait ainsi émerger, sur la place publique, un nouveau discours, totalement dualiste, présenté dans ses implications morales les plus directes et les plus concrètes, et appelant ainsi les individus à accomplir une révolution intérieure, morale et anthropologique. Une révolution qui passerait de la primauté du corps à la primauté de l’âme. Mais pas seulement. Nous savons qu’il n’est pas qu’un redoutable réfutateur ; il est également un « accoucheur d’âmes[11] ». Faisant référence à la fonction de sage-femme qu’exerçait sa mère, Socrate ajoute aux trois éléments de son portrait, soit la déclaration d’ignorance, l’affirmation suivant laquelle il n’a jamais instruit personne et, enfin, la mission qui lui a été confiée par la divinité, une toute dernière révélation, celle de l’art de la maïeutique qui se distingue de l’elenchos, et qui est le propre même de Socrate qui se dit « sage-homme ». Organiquement lié à l’oracle delphique, l’énigme socratique se définit ainsi par sa mission même[12]. Alors que l’elenchos s’adresse à un interlocuteur qui se croit savant mais qui est ignorant, la maïeutique vise au contraire à révéler à des interlocuteurs qui se croient ignorants qu’ils sont savants à leur insu. Le savoir est donc chez l’accouché et non chez l’accoucheur. Par la dialectique, le dialecticien extrait le savoir, comme la sage-femme le ferait avec des forceps. Aussi, un autre argument venant nourrir l’accusation de corruption de la jeunesse découle directement de ce dernier secret socratique. Alors que l’oracle delphique rendait compte théologiquement de la mission exotérique de Socrate, la mission maïeutique peut être confondue avec une tentative de corruption de la jeunesse, notamment par la symbolique sexuelle qui y réside. Mais ce qu’il est surtout important de noter, c’est le coup de maître de Platon lui-même qui, au fil de l’évolution de sa pensée, parvient à ajouter un nouvel éléments à Socrate, en en faisant un accoucheur. Loin donc d’être un corps parmi les âmes, il est en réalité, une âme qui accouche des autres âmes.
Nous venons de voir comment Socrate, en guide approprié, nous accompagne dans notre programme de formation à la philosophie, se présentant comme accoucheur d’âmes. Aussi, de cette caricature d’un philosophe qui n’a pas d’âme, Socrate va continuer de plus belle, ce qui va donner l’occasion à Platon de préciser sa tâche essentielle qui est l’étonnement.
Nous aimerions montrer comment, dans ce troisième et dernier mouvement, Socrate évoque la « pensée » du philosophe qui « promène partout son vol, […] « sondant les abîmes de la terre » et mesurant ses étendues « au terme des profondeurs célestes[13] ». » Ces accusations qui sont mises par Platon dans la bouche de Pindare, font en réalité directement référence à Aristophane. Elles sont bien entendu ironiques. Platon veut en effet dire tout le contraire. Il y a, de La République au Théétète, la métaphore de la dialectique ascendante qui est ici faîte. Comment ne pas penser au prisonnier qui est tiré vers le haut de la caverne[14], et l’habitué des tribunaux qui est tiré vers le haut par le philosophe[15] ? C’est à la fois donc une référence aux accusations d’Aristophane, mais également une réfutation de ce dernier auquel il substitut Pindare afin de faire référence au sage selon ce dernier. Car Platon évoque certainement ici, sa théorie des Idées, et évoque, par une métaphore, le « tombeau » du sensible qui est le fondement même de ce courant de pensée que l’on appelle la métaphysique. Que l’Idée soit entendue comme archétype ou comme cause, qu’elle soit tenue comme un fait lié au statut de l’âme, ou comme une donnée transcendante à cette dernière, l’Idée (de justice, de bien, de beau) est à la fois ce à quoi participe l’objet sensible mais en est aussi le modèle. Aussi, pour qu’elle puisse assurer pleinement sa fonction, elle doit exister hors du monde sensible, hors du devenir. Elle est immuable et éternelle. On sait comment Aristophane a moqué cette théorie, à travers la figure de Strepsiade, qui est un lourdaud de paysan, littéralement écrasé de dettes et qui, pour payer ses créances, trouve une solution qui lui est révélée dans la nuit. Cette solution est dite par Aristophane démoniquement (daimoniôs) surnaturelle, et elle consiste à suivre un sentier (mian … atrapon) qui mènera au salut (sôthèsomai). L’auteur des Nuées fait-il alors référence, par la métaphore du sentier, aux rites d’initiation qui permettront d’atteindre cet horizon d’intelligibilité qui est la condition sans laquelle il est impossible de vivre humainement ici-bas ? Que ce soit l’allégorie de La République, ou l’image artisanale du Timée, cette initiation philosophique, qui renvoie à l’ésotérisme pythagoricien, est imprégné d’un vocabulaire métaphysico-religieux, où se mêlent rites initiatiques, mystères, immortalité de l’âme et mort. Référence faîte ici donc à l’univers des ombres et cette intelligibilité qui lui serait immanente.
Avant de continuer plus avant, écoutons un instant François Châtelet : « Le philosophe platonicien joue. Il joue à être le plus fort, le mieux renseigné, le plus habile : rien ne manque à sa théorie puisque, grâce à elle, il peut légitimer les interprétations partielles les plus intéressantes qui ont été données jusqu’ici du statut du donné naturel[15]. » Le philosophe prétend Socrate, poursuit les astres, « chaque réalité » scrute la nature sans jamais se préoccuper de ce qui est proche de lui. Là encore, il semble que Platon fasse référence à la caricature de Socrate par Aristophane, quand, dans les Nuées, il le montre se consacrer activement à l’étude de la physique et à la recherche des causes matérielles des phénomènes, alors que Platon[16] ou Xénophon[17] ont au contraire, montré que Socrate fut célèbre pour avoir tourné le dos aux spéculations sur la nature et pour avoir fait des affaires humaines l’objet par excellence, voire exclusif, de la réflexion philosophique. Mais en faisant, dans ce mouvement, une référence explicite, à la célèbre caricature de Thalès de Millet, qui compta parmi les sept sages de la Grèce, comme un savant toujours dans la lune, montrant qu’au contraire Thrace, incapable de savoir ce qui se passait dans le ciel, ne pouvait que contempler ce qui était à ses pieds, Socrate dit là, que s’il refuse l’épithète de « bavard » que lui gratifie Aristophane, il accepte en revanche celui de « météorologue ». Nous pouvons alors voir ici une référence directe faite à la science (épistèmê). C’est une autre variante de la réhabilitation de Socrate par Platon : dans la cité athénienne, la perversion du processus démocratique amenait les citoyens d’Athènes à préférer, à l’art de gouverner la cité en se préoccupant d’une vraie observation des choses célestes, le consensus ou le vote à main levé, c’est-à-dire l’opinion publique et un savoir constitué à partir de la sensation. Soyons clair : au yeux de Platon, il n’y a rien qui ne puisse être objet de science. La science est, chez Platon, le nom qui désigne la perception par l’âme de la réalité, de ce qui est. Elle est de ce fait la seule connaissance vraie et stable qui soit possible de toutes choses, et son exercice est ce qui permet d’être philosophe. L’observation est donc nécessaire. Car de science n’est possible que la connaissance réservée de ce que sont les choses. Platon a discuté de la doctrine héraclitéenne dans le Cratyle[18], en montrant que ce qui est perçu exclusivement par les sens, le « sensible », est constamment changeant, indéterminé. En effet, les choses sensibles en ce monde, ne conservent pas leur forme et leurs caractéristiques pour toujours. Elles changent. De toute évidence, on ne peut donc en la matière, s’en tenir au seul témoignage de la sensation, pour en déduire une connaissance de ce qui est perçu. La sensation ne saurait fonder la connaissance scientifique. Aussi, cette référence faîte à Thalès, est une référence faîte au mathématicien. Nous savons qu’il nous a légué un célèbre théorème qui porte aujourd’hui son nom. Nous savons que Platon, dès le Ménon, va substituer à la technique les mathématiques. La science devient alors synonyme de déduction. A partir de propositions que l’on tient pour vraies sans discussions, axiomes, prémisses ou postulats, on déduit, en appliquant des règles connues et acceptées de tous, des propositions vraies appelées théorèmes. Il nous faut toutefois souligner, que Platon fait évoluer sa conception de la science jusqu’à la dialectique, qu’utilisait alors son maître Socrate, la distinguant à terme, dans la République, de toutes les autres sciences. Avec Platon, la science réside dès lors dans la contemplation de la réalité véritable, c’est-à-dire des formes intelligibles, que permet la dialectique. Mais qu’est-ce qui appartient alors au Socrate historique ? On sait qu’il y aurait réellement eu une activité naturaliste de Socrate, ce qui voudrait dire que le portrait du philosophe contemplatif de la nature du Théétète pourrait se rapporter au Socrate historique[19]
De cet état supérieur à la mathématique elle-même, qui permet, en se passant de tous les sens et par le moyen de la parole, de s’élever jusqu’au « principe du tout », le philosophe en fera un art de parvenir au savoir. Ce sera également un sujet de « raillerie » de la part de tous ceux qui se moquent des hommes qui, toute leur vie, se sont adonner à la philosophie. On le voit ici donc, dans ce dernier moment de notre texte, Platon fait dire à Socrate que tout ce qui constitue la méthode philosophique, l’art de la discussion, c’est-à-dire la dialectique, et l’art de l’observation, c'est-à-dire la science (la météorologie) seront reproché à Socrate, mal compris par les uns, redoutés par les autres. Ce qui est toutefois à noter, c’est que le surgissement dans la cité athénienne de Socrate, ne saurait être comparé au surgissement d’un personnage quelconque. Et même si certains ont montré que quelques légendes prêtées à Socrate furent totalement fantaisistes, comme par exemple l’oracle de Delphes, nous voyons que, bien avant l’heure de son procès, Socrate fut la cible d’un grand nombre de poètes qui ont véritablement contribué à l’image négative que pouvait en avoir la cité athénienne au moment de sa condamnation à mort. Cette image n’est pas seulement celle de Socrate néanmoins, mais celle même du philosophe dont l’activité, principalement tournée vers le bien le beau et le vrai, ne peut être parfaitement comprise de la pensée vulgaire. De plus, ce personnage qui n’écrivait pas, mais seulement s’exprimait sur la place publique, a d’autant plus prêté le flanc à la controverse, et les difficultés avec ses concitoyens, qu’il ne cherchait jamais à masquer son message, véritable séisme au sein de la cité athénienne, puisqu’il en a ébranlé les fondations mêmes. Et si les bouleversements politiques et culturels que provoqua Socrate ne furent pas entièrement compris tout de suite, la méthode même qu’il employa pour y parvenir, furent très vite sujets à controverse. D’autant, qu’à l’inverse des poètes ou des sophistes, ces messages n’ont pas un contenu de paroles belles, mais vraies. Contrairement aux rhéteurs minables, les messages de Socrate ne privilégient pas la forme mais le fond. Philosopher selon Socrate correspond à cet homme bon et beau (Kalos Kagatos) dont le discours ridiculise les faux-savants, et séduit, voire convertie la jeunesse. L’enjeu de la vie philosophique, loin d’être toujours dans le ciel, à fuir le réel, comme le prétend les poètes, ou l’opinion populaire, est une véritable conversion de tout un chacun, à suivre la vertu. La vie philosophique est donc la vie vertueuse par excellence. Voilà l’enseignement de Socrate. On peut alors parler de l’eudémonisme de Socrate. Car la vertu amène au bonheur. Ce passage du Théétète qui traite du philosophe et des sages de ce monde, par ce dernier moment où Socrate ironise sur la position du philosophe, pour mieux mettre en lumière l’absurdité des accusations qui sont portées contre lui, est l’occasion pour Platon de montrer que nous avons affaire là au plus grand prosateur de tous les temps, et que nous n’avions pas, avec Socrate, un homme qui était un phénomène de contagion perverse et corruptrice, mais au contraire nous avons eu affaire là, à un philosophe dont la tâche d’exhortation, délivrait un message fort simple, accessible à tous, jeunes et vieux, et qui avait pour but d’améliorer le cité athénienne et les athéniens.
Ce texte présente l’ultime tentative pour Platon de défendre Socrate contre les caricatures des poètes, et l’opinion de la foule qui le condamnèrent à son célèbre procès. Socrate comme philosophe étranger dans la cité, dialecticien. Ce dialogue avec Théodore est, selon nous, l’occasion pour Platon de re-préciser, une dernière fois, le portrait de Socrate, et de nous montrer, à la fois par la figure historique, mais également mythologique, que s’il a longtemps été sujet à controverse, il fut néanmoins le plus grand prosateur de tous les temps et, délivrant à la cité d’Athènes un message fort simple, il permit l’émergence d’un nouvel eudémonisme.
(Paru dans Les carnets de la philosophie, n°10, Jan-Fev-Mars 2010)
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[1] Trad. M. Narcy. Les « maîtres du chœur », selon la traduction de A. Diès.
[2] Cf. Aristophane, Les Nuées.
[3] Trad. M. Narcy.
[4] 18b-d.
[5] Pierre Hadot, Eloge de Socrate, Paris, Allia, 1998-2007, p.23.
[6] « Et l’un d’entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité », trad. M. Narcy.
[7] Peut-être serait-il plus judicieux, également, de rappeler l’étymologie des noms de Socrate et de sa mère : Phainaretès, « celle qui fait voir la vertu », et Sôkratès, « l’homme à la puissance infaillible ».
[8] Trad. M. Narcy.
[9] Trad. M. Narcy. « C’est qu’en réalité, son corps seul a, dans la ville, localisation et séjour. » Trad. A. Diès.
[10] Dans le Banquet, Platon n’écrit-il pas cette phrase lapidaire, prononcée par Alcibiade : « Sachez-le bien en effet, aucun de vous ne connaît vraiment cet homme-là », trad. L. Brisson, (216c-d).
[11] Théétète, 150 b-d.
[12] « Je me croyais malgré tout obligé de mettre au-dessous de toute l’affaire dans laquelle m’avait impliqué le dieu », apologie de Socrate, 21e ; « accoucher les autres est une contrainte que le dieu m’impose », Théétète, 150c.
[13] Trad. A. Diès, 173e-174a.
[14] La République, VII, 515e.
[15] Théétète, 175b.
[16] François Châtelet, Platon, op. cit., p.170.
[17] Apologie (19c-d).
[18] Mémorables, I 1, 11-16.
[19] 440a.
[20]Ce qui serait donc contraire au rapport qu’Aristote en aurait fait dans son ouvrage Métaphysique (A, 6, 987b1-2).