« Arrêter, c'est mourir. » C'est qu'Aboubakr Jamai a déclaré le 5 février lors d'une conférence de presse à Casablanca, au Maroc, quelques jours après la fermeture de son magazine, Le Journal Hebdomadaire, pour liquidation judiciaire. Croulant sous plus de 450,000 euros de dettes, le journal et ses locaux ont été saisis par des huissiers le 27 janvier, un mercredi, alors que le numéro de la semaine à venir était en plein bouclage. Pour Jamai, directeur de la rédaction, cette opération coup de poing n'a rien d'étonnant.
Il dénonce une « asphyxie financière » organisée par l'Etat, qui a multiplié les décisions de justice à l'encontre du journal, l'accablant d'amendes exorbitantes impossibles à honorer: « Pourquoi le régime reculerait-il devant ce moyen (pour nous empêcher de publier) ? », s'indigne Aboubakr Jamai. Il est vrai que le gouvernement marocain n'en est pas à sa première tentative d'étouffer le journal. Mais cette fois, il semble y être parvenu. « Me voilà définitivement condamné, sans aucune possibilité de recours, » conclut Jamai.
La fermeture du Journal a fait grand bruit, provoquant de nombreuses réactions à travers le monde. Le Journal Hebdomadaire occupait une place bien définie dans le paysage médiatique marocain. Il était connu pour ses articles d'investigation peu complaisants à l'égard du roi et de son gouvernement. Le dernier en date, par exemple, épinglait en couverture la perte d'influence du lobby marocain auprès du gouvernement américain. Aucun haut dignitaire impliqué n'y était épargné. Une liberté de ton qui dérangeait depuis la création du magazine, en 1997.
Aboubakr Jamai n'a alors que 29 ans et, sans aucune expérience journalistique (mais diplômé d'Oxford), il décide de lancer son propre journal, qu'il appelle sobrement Le Journal, trois jours après les législatives qui portent les socialistes au pouvoir. Il fait partie de ce qu'on appelle dans le pays « les enfants de l'alternance », cette génération qui bénéficie de la libéralisation engendrée par ce changement politique majeur.
Malgré la publication d'articles d'une grande audace, comme l'entretien avec Malika Oufkir à l'occasion de la parution de son livre racontant l'exécution de son père, général putschiste, en 1972, et ses 20 ans de détention secrète avec sa famille, un tabou au Maroc, la censure de la couronne les épargne. Le succès est même retentissant : les ventes sont au rendez-vous, approchant les 25 000 exemplaires, et les revenus publicitaires affluent.
Mais à la mort de Hassan II, en Juillet 1999, la roue tourne pour Le Journal. Mohammed VI ne se montre pas aussi clément que son père, et Le Journal passe alors du statut de publication tolérée à celui de magazine d'opposition qui dérange. Les sanctions ne tardent pas à se multiplier. Cet été-là, Le Journal, alors imprimé en France pour contourner la censure, est retenu à la douane pour avoir publié une interview du chef du mouvement militant pour l'indépendance du Sahara occidental, le Front Polisario. En janvier 2001, Le Journal dépasse une ligne rouge lorsqu'il révèle l'implication de la gauche dans le coup d'état contre Hassan II. Le couperet tombe. La publication est cette fois fermée pour de bon par décret.
Jamai ne renonce pas et, après deux jours de grève de la faim fortement médiatisés, Le Journal renaît sous un nouveau nom : Le Journal Hebdomadaire. Comme le titre, la ligne éditoriale reste pratiquement inchangée. Et les ennuis se poursuivent pour Jamai et sa rédaction. Les annonceurs sont priés de boycotter la publication, et les médias étatiques se chargent de décrédibiliser Le Journal dès que l'occasion s'y prête.
En 2000, le secrétaire de la rédaction est condamné à 3 mois de prison ferme et à 2 millions de dirhams (environ 90 000 euros) de dommages et intérêts pour avoir dévoilé les transactions immobilières douteuses de l'ancien Ministre marocain des Affaires Etrangères à Washington. Mais le pouvoir est rapidement obligé de faire marche arrière face au tollé provoqué par cette décision. La peine de prison ferme est transformée en peine de prison avec sursis, et la somme due est réduite à 500 000 dirhams (15 000 euros).
Même s'il connaît des temps difficiles dans son pays, Le Journal recueille la reconnaissance de ses pairs à travers le monde. Aboubakr Jamai reçoit le Prix de la Liberté de la Presse du CPJ (Comité pour la protection des journalistes) en 2003.
A partir de 2006, les pressions s'intensifient. Cette année-là, des manifestations sont organisées par le Ministère de l'Intérieur devant les bureaux du journal et relayées par les chaînes de télévision publiques, en raison de la publication d'une photo d'un homme lisant un journal où sont reproduites les caricatures danoises du prophète, tant bien même que celles-ci avaient été floutées pour parer à toute critique.
A peine quelques mois plus tard, Le Journal est à nouveau condamné, et doit payer une amende de 270,000 euros pour diffamation. Un article qualifiait le rapport de Claude Moniquet, chercheur au Centre européen de recherche, d'analyse et de conseil en matière stratégique, de « téléguidé par le palais ». Ce dernier avait tout de même accompli l'exploit d'écrire sur le Sahara occidental et les camps de réfugiés de Tindouf en Algérie, où il ne s'est jamais rendu, faute d'avoir pu obtenir un visa.
Jamai refuse toute aide financière extérieure et décide de s'exiler aux Etats-Unis pour sauver son journal. Sa signature n'y apparaît plus pendant les deux prochaines années, période durant laquelle Ali Amar reprend les rênes de la rédaction. Le Journal connaît alors une période de relatif répit, et les finances se stabilisent à nouveau.
Au printemps dernier, Aboubakr Jamai revient au Maroc et réintègre le Journal Hebdomadaire en tant qu'éditorialiste et collaborateur. Aida Alami rejoint peu après l'équipe de la rédaction. Elle explique, dans un article du Huffington Post, l'ambiance de travail qui y règne alors : « C'était un réel défi. Il fallait être mentalement solide pour mener ce qui était un combat quotidien. Le Journal avait d'énormes difficultés financières parce qu'il était boycotté par un grand nombre d'annonceurs. Mon premier choc fut d'apprendre qu'il fallait faire attention aux informations que nous échangions entre nous au téléphone, car nos lignes étaient sur écoute. Partout, les gens se méfiaient de nous et refusaient de nous parler. J'ai compris qu'être journaliste ne demandait pas que du professionnalisme, mais aussi du courage. »
Pour cette jeune journaliste, la fermeture du Journal est « une honte pour le pays ». Elle dénonce une « décision politique de fermer l'icône de la liberté de la presse au Maroc », et appelle à la poursuite du combat : « J'espère que la nouvelle génération de journalistes ne se compromettra pas et continuera à mener le combat entamée il y a 13 ans par Aboubakr Jamai. »
17 février 2010 / Léa Khayata / Réseau de la presse arabe