Du biologique dans l'histoire de l'art

Publié le 17 février 2010 par Paule @patty0green

Cette idée, à laquelle je réfléchis beaucoup, qui consiste en « faire » l’histoire de l’art autrement que par l’écriture, découle en partie de la formulation du mot « esthétique », prononcé pour la première fois par Alexander Gottlieb Baumgarten. Car ce qu’il y a à l’origine du terme lui-même est cette idée qu’il existe un savoir sensible, qui n’a pas besoin de la pensée rationnelle pour s’articuler. Évidemment, ce savoir sensible a par la suite été démontré par des milliers de mots. Si la connaissance sensible n’a point besoin des mots pour être « saisie », la « science de la connaissance sensible », elle, en est entièrement dépendante. Et lorsqu’on fait de l’esthétique, on développe un système logique, on ne fait pas vraiment de l’histoire de l’art.


En effet, la réconciliation de l’esthétique et de l’histoire de l’art est très complexe. Elle est d’autant plus complexe lorsque l’on tente d’articuler cette réconciliation dans le « faire » sans pour autant se dire artiste plutôt que théoricien (quelle dichotomie absurde, de toute manière !).

Hegel : une histoire faite sur le modèle biologique


Le système esthétique hégélien fait en quelque sorte une histoire de l’art parce qu’il s’articule dans un développement temporel. Cela est rendu possible parce qu’il divise, au sein d’une œuvre d’art ou d’un genre artistique, le contenu et la forme. Le contenu de l’art est l’Idée (l’absolu) qui s’exprime dans une forme « sensuelle ». Si la forme se transforme à travers le temps, des Égyptiens à l’art classique et jusqu’aux Romantiques, c’est parce que l’Idée se précise de pair avec la conscience humaine. Ainsi, les formes imparfaites ne relèvent pas d’une technique non maîtrisée, mais bien de l’Idée qui ne parvient pas à se configurer clairement. Cela engendre une histoire de l’art faite sur le modèle biologique, qui a bien sûr une naissance, un développement et une mort implicites.

Warburg, une histoire des ressurgences du biologique


Aby Warburg est, selon moi, allé plus loin dans cette réconciliation de l’histoire de l’art et de l’esthétique. Ce n’est plus une idée qui voyage à travers le temps, mais bien un pathos, voire une force. Cette force s’exprime dans une forme, mais elle en est indissociable. Elle n’est pas transmise par la vue, mais bien par le geste. Cette force est inscrite dans le corps de l’artiste qui effectue le geste (peindre, par exemple). Ce phénomène incite Warburg à créer son Atlas Mnémosyne (une histoire de l’art avec des photographies) dans lequel il peut juxtaposer ces pathosformels qui, par là, engendrent des perspectives anthropologiques et historiques. Cette histoire est anachronique et ouvre le champ de l’art à toutes productions humaines. La possibilité d’une telle histoire de l’art résulte d’une transmission biologique, donc inconsciente, de ces forces-passions.


Kac, pour une histoire du devenir biologique


J’ai l’impression que certaines pratiques de bioart poussent à son extrême ce phénomène de transmission biologique. Si l’artiste Edouardo Kac est souvent qualifié de génie, c’est moins pour la concrétude de ses réalisations que pour son élaboration d’une conception de la communication. Kac s’intéresse à un mode de communication sans médiation. C’est, entre autres, ce qu’il souhaite démontrer en introduisant un gène fluorescent dans une lapine. S’il y a une forme de communication qui est transmise de générations en générations par les gènes et qu’en cela résulte ce que nous sommes et, pour reprendre Warburg, les œuvres d’art, pouvons-nous utiliser consciemment ce moyen de communication pour changer les choses. En modifiant la séquence biologique d’un être vivant, y a-t-il une communication immédiate ? Le fantasme de l’immédiateté est-il réalisé ?




Cette communication immédiate et paradoxalement hypermédiatisée (car c’est aussi là que repose le travail de l’artiste), modifie la forme, la forme vivante (la lapine est verte fluorescente). Du savoir sensible qui n’a pas besoin d’être traduit, nous passons (si nous nous plaçons du côté de la lapine) à un savoir biologique, voire génétique «inconscient» (au sens d’incontrôlé), mais intentionné (non par Dieu, mais bien par un artiste) qui modifie sa propre forme. S’il ne s’agit plus, pour l’artiste, de donner forme à l’esprit (idée intemporelle), ni de donner forme à un pathos (force passée qui s’actualise), mais bien de donner forme à la vie elle-même, l’historien d’art actuel ne doit-il pas s’inspirer, pour sa théorie, de cette manière de faire de l’art ? Donc, pas une histoire biologique de l'art comportant une origine et une fin (Hegel) ni une histoire de la résurgence du biologique composée d'anachronismes (Warburg), mais bien une histoire dont le devenir biologique est inscrit dans la forme donnée (Kac).
La pratique de Kac joue un tour à l’historien moderne : elle ne permet plus de dissocier le geste intentionnel de l’artiste et le « résultat » en devenir de celui-ci lors de la description de ses œuvres. Puisque l’historien d’art actuel crée au présent et avec le présent en devenir, son intentionnalité, lui aussi, doit toujours être inscrite au sein de son histoire. Tout comme Kac comptait prendre la responsabilité de cette "communication génétique" en demandant à avoir la lapine dans son foyer pour « vivre » avec elle jusqu’à sa mort, nous devons prendre la responsabilité de nos « créations » théoriques en devenir.
Hypothèses :
L'histoire de l'art actuel va de pair avec une réflexion éthique !
Tout changement de paradigme esthétique (dans sa relation à l'histoire) est accompagné d'une mutation (de la conception du )"biologique".