Petit bijou que cet opéra très connu en Tchéquie de Janacek, moins connu hors de son pays natal et surtout beaucoup moins souvent monté en raison des problèmes de mise en scène que pose le sujet. C'est un véritable hymne à la nature, à la forêt, grouillante de vie animale, et les relations hommes - bêtes sont particulièrement mises en valeur dans cet ouvrage, le septième opéra du compositeur, placé entre Katia Kabanova et l'Affaire Makropoulos.
La genèse de l'opéra est assez complexe. Le livret est adapté d'un roman lui-même composé à partir d'une sorte de bande dessinée qui paraissait en feuilleton dans le journal Lidové noviny et dont le texte était dû au journaliste Rudolf Tĕsnohlidek. Cinquante et un épisodes furent publiés du 7 avril au 23 juin 1920.
Ce feuilleton intitulé Bystrouška, du nom de son héroïne, une renarde, commença lorsque le journal acheta au peintre Stanislav Lolek en 1920 quelque deux cents dessins et chargea Tĕsnohlidek d'écrire un texte pour accompagner ces dessins. Ce travail n'enchanta pas le journaliste et pourtant, les aventures de la renarde devinrent très vite extrêmement populaires, et lui valurent les éloges de la critique ; l'ouvrage fut couronné en 1923 ; ironie du sort car de tout ce que Tĕsnohlidek écrivit, contes pour enfants, romans, etc..., ce fut ce qu'il considérait comme une œuvre mineure, acceptée par obligation, qui lui apporta la notoriété...
C'est à la bonne de Janacek, Maria Stejskalova, que l'on doit, parait-il, la composition de l'opéra. Janacek n'avait d'après elle pas remarqué le feuilleton du Lidové noviny et ce fut Maria qui le lui fit connaître en « l'obligeant » à en lire un épisode. La découverte des démêlés de la renarde avec le garde-chasse eut lieu en juin 1920, vers la fin de la parution du feuilleton. La décision du compositeur d'adapter Bystrouška à l'opéra date de deux ans plus tard, soit 1922.
Mais quelle est plus précisément la trame de ce feuilleton ? A vrai dire, on ne pourrait résumer en quelques lignes les événements qui s'y déroulent, car ils sont trop nombreux : disons simplement qu'il s'agit du « récit franc, direct, joyeux des aventures d'une petite renarde capturée et élevée par un garde-chasse qui se sauve et finit par convoler en justes noces avec un beau renard. » (1)
En 1921, Tĕsnohlidek reprit l'ouvrage publié par le Lidové noviny et en fit un roman ; c'est sur ce roman et non sur la « bande dessinée » que Janacek, séduit par le sujet, va travailler. Il demanda à Tĕsnohlidek d'écrire le livret ; ce dernier refusa. Le compositeur n'en fut pas pour autant arrêté dans son projet : il avait l'habitude d'écrire des livrets d'opéra, qu'ils soient d'origine théâtrale ou romanesque. Et le livret de la Renarde lui demanda peu de travail. Ayant lu le roman et procédé à divers repérages, il dressa un projet de livret et, à partir de ce projet, composa la première version musicale du futur opéra.
Ne nous attendons pas à trouver dans cet ouvrage consacré au renard une satire de l'homme : Tĕsnohlidek n'avait nullement l'intention d'être critique ; il voulait seulement amuser « la clientèle locale du journal par des allusions aux faits du jour et du cru et le recours aux dialectes de la région de Brno. » (1) Tous les animaux et les hommes de l'histoire parlent ces dialectes, exception faite du renard, très distingué, du maître d'école et du curé, les deux ayant reçu une certaine éducation. De plus, il faut noter également l'interaction primordiale des hommes et des animaux. La vie de la renarde est liée à celle du garde-chasse. Si la renarde reste le personnage central, le garde-chasse n'est jamais très loin et intervient à tout moment. Les animaux, dans cette œuvre, sont humanisés : ils parlent le langage des hommes, mais les hommes ne comprennent pas le leur, et ils parlent entre eux. Les animaux sont souvent décrits sous une perspective humaine.
Janacek avait l'habitude de travailler chaque opéra en plusieurs versions successives. Il ne fit pas exception à sa règle pour la Renarde. Elle fut achevée le 17 mars 1923 et Janacek en fit faire une copie au propre. Quelques mois après le soixante-dixième anniversaire du compositeur, la première de La Petite renarde rusée (Titre original : Přihody Lišky Bystrouška) eut lieu à Brno le 6 novembre 1924. Janacek se déclara très satisfait de la production, mais lorsque l'année suivante, Prague monta à son tour l'opéra, il le fut beaucoup moins, malgré tous les soins apportés à sa préparation par le chef d'orchestre.
En raison de ses exigences inhabituelles, l'opéra ne fut pas représenté pendant bien des années. Quant aux productions hors Tchécoslovaquie, elles se limitèrent à Mayence en 1927 et Zagreb en 1939. Prague ne représenta à nouveau l'œuvre qu'en 1937. Il fallut attendre l'après deuxième guerre mondiale pour que l'opéra connaisse enfin une carrière vraiment internationale : ainsi Leipzig l'accueillit en 1951, Zürich et Cologne en 1955, Vienne et Berlin en 56, Paris en 57, Londres en 61, Glyndebourne en 1975. L'opéra de Lyon l'a également monté en 1985 ou 1986. Après ? Sans doute l'ouvrage a-t-il connu d'autres représentations, mais j'ignore où et quand.
Si Janacek s'inspira du roman de Tĕsnohlidek pour composer sa Renarde, il a cependant modifié un certain nombre d'éléments par rapport à l'œuvre originale. Le roman raconte l'histoire d'une renarde capturée par le garde-chasse Bartoš qui la ramène chez lui et l'élève avec son basset. La renarde se lie d'amitié avec le chien mais a la mauvaise manie de visiter régulièrement le poulailler ; elle finit par se libérer et se réfugie dans la forêt où elle trouve un logis en expulsant le pauvre blaireau qui l'occupait. Pendant l'hiver, comme elle trouve difficilement à manger, elle retourne piller le poulailler du garde-chasse, échappe à la capture et finit par rencontrer un renard dont elle tombe amoureuse et qu'elle épouse. HAPPY END.
L'opéra de Janacek suit de près le roman dans tout le premier acte et dans une partie du second. Puis, il s'en écarte radicalement. Janacek évacue complètement les incursions de la renarde dans le poulailler, ne consacre que quelques mesures à son union avec le renard ; il désirait d'abord faire sentir le passage du temps et pour cela utilise les intermèdes musicaux. Le mariage avec le renard arrivant en fin de roman, et Janacek l'ayant placé à la fin du second acte, il est évident que le troisième acte de l'opéra, s'il se fondait toujours sur l'œuvre de Tĕsnohlidek, allait utiliser des éléments contés antérieurement dans le livre. Et c'est bien ce qui se passe. Reprendre en détail tous les emprunts serait fastidieux : contentons-nous de dire que roman et opéra se terminent finalement de la même façon : par le monologue du garde-chasse qui, dans l'opéra, est un amalgame de plusieurs passages du roman.
Pour Janacek, il n'était pas question de faire un opéra « dramatique », même si la renarde meurt à la fin. Sa musique fait d'elle un portrait amical, mais il refuse de « faire du sentiment » sur sa mort, qui n'est en rien un grand moment dans l'opéra. Il l'expédie en quelques mesures. Ce qui lui importait, c'était plutôt le fait de montrer l'alternance du bien et du mal dans une vie, qu'elle soit humaine ou animale, la splendeur de la nature, le renouvellement des générations, dernier élément qui empêche de prendre la mort de la renarde au tragique ; elle a disparu, mais sa fille la remplace, et la vie continue. Tel est entre autres le sens du monologue final du garde-chasse, superbe méditation sur la seconde génération des bêtes, apogée de l'opéra, qui montre également le consentement de l'homme à sa place dans la nature.
Comme les autres opéras de Janacek tirés de pièces de théâtre ou de roman, La Petite renarde rusée est faite d'une succession d'épisodes raccordés. C'est la musique qui donne à l'œuvre son unité, notamment avec les préludes ou interludes orchestraux ouvrant, encadrant, séparant tableaux et ballets. Car la danse n'est pas absente de la Renarde, au contraire ; et si l'expression n'était pas si galvaudée et n'était pas devenue si péjorative, on pourrait dire qu'elle contribue à faire de cet opéra un « spectacle complet »...
Cependant, ce qui donne à l'opéra toute sa teinte, c'est la forêt. « Elle joue dans la Renarde un rôle aussi important que la Volga dans Katia Kabanova où le fleuve est à la fois le cadre et l'image de la sensibilité. Mais, charriant ses drames, il est toujours constant de caractère tandis que la forêt de la Renarde change constamment de couleurs et d'humeurs. »
Le thème de la Renarde et des deux derniers opéras de Janacek (L'Affaire Makropoulos et De la maison des morts) est fondamentalement le même : tous trois offrent des méditations sur la mort et la vie qui continue. « Mais, précise Adolf Vasek, dans le cas de la Renarde, la mort (que Janacek avait lui-même introduit dans l'histoire) est fermement replacée dans le contexte annuel et journalier, cycles qui ramènent mort et renaissance. A la veille de son soixante-dixième anniversaire, Janacek semble avoir fait sa paix avec la mort. La Renarde, un opéra qui, de toute évidence, avait une signification toute particulière pour lui, fut l'œuvre la plus ensoleillée de sa vieillesse.»
(1) Adolf F. Vasek, Pro stopach dra Leoše Janáčka, 1930, extrait du livret d'introduction à l'opéra, traduction N. Lesieur.
Il existe un excellent enregistrement de la Renarde, disponible en CD, avec une Lucia Popp absolument délicieuse dans le rôle de Bystrouška la renarde. Sir Charles Mackerras dirige les Wiener Philarmoniker. C'est magnifique !
ARGUMENT :
Acte I - Scène 1 : dans un bois. Des animaux et des insectes dansent ; un blaireau fume la pipe, en sortant la tête de son terrier ; une libellule bleue exécute une danse aérienne. Le garde-chasse cherche un lieu où faire la sieste, il se sent aussi fatigué qu'après sa nuit de noces ! Seul son fusil chéri ne l'agace pas continuellement et ne lui répond pas ! Il s'endort et les bruits des insectes reprennent, sous la forme d'une valse. Les mouches tournent autour du garde-chasse, une grenouille se met à chasser un moustique. Une petite renarde regarde la grenouille avec étonnement. Elle bondit, la grenouille saute et se retrouve sur le nez du garde-chasse qui se réveille, franchement dégoûté. Il aperçoit la renarde et après quelques feintes, parvient à l'attraper et s'en va avec elle sous son bras. La libellule revient, cherche la renarde puis commence à exécuter une sorte de danse funèbre pour son amie perdue.
Scène 2 : A l'extérieur de la maison du garde-chasse, un après-midi d'automne. La femme du garde-chasse verse un peu de lait dans une soucoupe pour le basset et la petite renarde qu'elle et son mari veulent élever pour leur enfant. La petite renarde est triste et le chien essaie de lui expliquer qu'il faut se résigner. La renarde lui parle du comportement scandaleux des étourneaux qui ont fait leur nid chez elle. Elle repousse les avances amoureuses du basset. Le fils du garde-chasse arrive avec un ami et taquine la renarde, elle essaie de le mordre. Le garde-chasse l'attache et elle reste là, abattue, tandis que les autres rentrent dans la maison.
A la tombée de la nuit, commence un très bel épisode musical : la renarde semble se transformer en fille. A l'aube, la femme du garde-chasse jette un peu de nourriture aux poules qui parodient la musique entendue dans la scène de la métamorphose. Elles se promènent dans la cour jusqu'à ce que la renarde se lance dans un discours révolutionnaire. Elle prêche pour une conception nouvelle du monde qui ne devra plus être dominé par des êtres comme les hommes ou les coqs. Mais les poules ne répondent pas ; dégoûtée, la renarde se creuse une prétendue tombe, se couche dedans et fait la morte. Soudain, elle se relève d'un bond et croque les têtes des poules les unes après les autres. La femme du garde-chasse, alarmée par le tapage, sort en courant, la renarde casse sa laisse, fait trébucher le garde-chasse et s'échappe dans les bois.
Acte II - Scène 1 : Dans le bois. La renarde taquine le blaireau et parvient à s'attirer la sympathie des autres animaux. Lorsque le blaireau, fâché, s'en va, elle s'installe à sa place ainsi qu'elle avait toujours voulu le faire, dans le terrier qu'il vient de libérer.
Interlude musical ; l'auberge du village à l'ambiance bruyante. Le garde-chasse joue aux cartes avec l'instituteur, sous l'œil du curé. Le garde-chasse se moque de la maladresse avec laquelle l'instituteur courtise sa fiancée. Tout le monde plaisante. On se moque des exploits de la renarde du garde-chasse. Conversation animée entre l'aubergiste et ses clients qui se termine par le départ du garde-chasse, de mauvaise humeur.
Scène 2 : Le bois, la nuit, on voit un pont sur la route. L'instituteur descend la route en chancelant, se plaignant de sa tendance à boire et à perdre son temps. La renarde passe la tête par-dessus les tournesols ; amusement de l'instituteur qui la compare à une de ses anciennes amours, la gitane Terinka, ce qui le réjouit mais le fait trébucher et tomber. Arrive le prêtre qui aperçoit aussi la renarde et la compare également à Terinka qu'il avait également aimée lorsqu'il était étudiant. Arrive le garde-chasse ce qui met un terme aux réflexions du curé qui tombe dans les bras de l'instituteur. Ils ont peur que le garde-chasse ne leur tire dessus à cette heure de la nuit. Le garde-chasse réplique qu'il tire sur la renarde qui va se faufiler dans les bois, mais son explication semble insuffisante.
Scène 3 : la tanière de la renarde. Elle rencontre un renard et lui raconte l'histoire romancée de sa vie. Il lui apporte un lapin qu'il a tué, l'embrase et lui demande si elle a déjà été amoureuse. Duo d'amour, puis ils vont dans la tanière de la renarde. La chouette déborde de joie en songeant à tout ce qu'elle va pouvoir raconter. Accélération du temps : la renarde dit au renard qu'elle va être mère, il décide alors de faire venir un prêtre, le pivert, pour les marier. Les voix de la forêt célèbrent la noce.
Acte III - Scène 1 : La forêt. Harasta, braconnier, trouble la quiétude de la forêt. Il trouve un lapin mort, tué par un renard et rencontre le garde-chasse qui le salut ironiquement. Aime-t-il sa vie solitaire ? Harasta réplique qu'il n'est pas solitaire : il va épouser Terinka. Pour ne pas laisser voir son chagrin, le garde-chasse pose un piège à renard puis s'en va.
Les petits de la renarde commencent à danser sous les regards de leurs parents, autour du piège. On entend au loin le chant de Harasta. Tous se cachent sauf la renarde. Elle attire l'attention du braconnier en boitant puis l'entraîne dans une danse qui se termine par la chute de Harasta. Il se relève et voit alors les renardeaux enlever toutes les volailles de son panier. Il tire à tout hasard et tue la renarde qui gît par terre, morte, alors que le rideau tombe.
Scène 2 : Dans le jardin de l'auberge. La femme de l'aubergiste sert sa bière au garde-chasse. Il raconte à l'instituteur que chaque fois qu'il s'est rendu à la tanière des renards, il l'a trouvée abandonnée. Il ne pourra pas procurer à sa femme le manchon qu'il lui a promis. Terinka doit se marier aujourd'hui, dit l'instituteur et c'est elle qui aura le manchon, termine la femme de l'aubergiste en soupirant.
Scène 3 : Dans la clairière du début de l'opéra. Le garde-chasse cherche un peu de calme. Il songe à la forêt où la vie ne connaît jamais de fin mais où tout est recommencement et où les hommes, s'ils savent chercher, peuvent trouver le bonheur que donne les choses éternelles. Lorsqu'il commence à s'endormir, il voit un petit renard qui joue au bord de la clairière. Il s'approche du renard pour l'attraper mais ne met la main que... sur une grenouille ! La roue a fait un tour complet, la boucle est bouclée et ainsi s'achève cet extraordinaire opéra qui est, dit le Kobbé, « un exemple unique de panthéisme dans le drame musical. »
VIDEO 1 : Acte II, la rencontre de la renarde et du renard (en anglais).
VIDEO 2 : Monologue final du garde-chasse, Acte III.