Continuité et disjonction. On connaît les études et analyses de JP Courtois sur
Montesquieu, les Lumières, et nombre de poètes, écrivains, philosophes
contemporains. On a donc de lui l’image d’un savant, d’un universitaire
reconnu. Ce qui est vrai. On connaissait aussi le poète et ses recueils
jusqu’en 2002 : Vie inverse, Hors de
l’heure, D’arbre et d’œil, Complication du sommeil… Ces livres étaient en
vers et travaillaient admirablement le rythme. Depuis 2002, silence radio ou
presque. Et là, avec Les jungles plates, on voit choir un
météorite massif de poèmes en prose. Disjonction donc, rupture qui égare :
l’auteur n’est pas où on l’attendait. Mais continuité, aussi : dans les
recueils en vers était déjà présente une forte teneur réflexive, disons
philosophique pour aller vite, sur le temps, la mémoire, le réel, la langue…De
même, à y bien regarder, il n’est pas innocent de retrouver page 253 des Jungles la « souris à
musique » qui était au centre deComplication du sommeil. Jouée selon
d’autres paramètres, on retrouve aussi la même précision chirurgicale dans la
prose des Jungles que celle qui
guidait le travail du vers dans les précédents recueils. Idem pour l’exactitude
millimétrée des chutes. Jean-Patrice Courtois a conservé son culte de l’exact.
Continuité donc, mais a disparu ou a muédans les Jungles un certain
désir lyrique : « Et je ne sais pas ce que je dis, et le redire ne le
fait pas chanter. »(p.213),
« je ne chante pas, point. » (p.161). En ce sens, il y a bien
rupture : le vocabulaire lyrique est encore présent par vagues, on entend
les « ah » et les « ô », les envolées de langue, les jeux
sur la période… mais comme si tout cela était d’un autre temps. Entre les
recueils en vers et les Jungles, il y
a bien eu un glissement de terrain, un abandon de forme et de foi dans la
vieille parole poétique. Elle portait vers une sorte d’assomption de
parler-exister, elle porte maintenant dans Jungles
son propre questionnement. On peut voir ce livre comme un passage par le
négatif vers une autre forme d’espoir. Mais d’entrée, lisant Mobiles, on ne peut qu’être frappé par
la violence de cette langue tondue. On est dans le non-lyrique et il est bien
inutile de vouloir s’accrocher aux branches, il n’y en a plus.
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Cependant, l’humour. Jusqu’à Jungles, Jean-Patrice Courtois incarnait le poète sérieux, janséniste du pur, exigeant à l’extrême, incorruptiblement rigoureux… Il est resté ainsi, certes, mais parmi les premiers qualificatifs qui viennent pour ces Jungles, il y a drôle : c’est un livre drôle, et un drôle de livre. Je ne dis pas que ce livre est farcesque, ubuesque, et doit faire rire de bout en bout le lecteur seul dans son fauteuil un soir d’hiver. Mais la présence du burlesque, du cocasse, du farfelu est tout à fait notable, et neuve dans cette œuvre : c’est presque comme un parti-pris d’équilibre en même temps qu’une participation active à l’entreprise de démantèlement. Un des premiers moyens pour créer cette tonalité carnavalesque consiste en la collision de réseaux de vocabulaires appartenant à des champs différents : technologique, mathématique, politique, économique, linguistique, médical, philosophique…Ainsi, pour exemple, la page 177 croise le littéraire et les transports… Après avoir appelé à la barre « les aventuriers de la cosmoroute », Bossuet, Rimbaud, Rousseau, Stifter, Diderot, Balzac, Montesquieu, Leopardi, Shelley… l’auteur implore : « s’il vous plaît, duras marguerite, ne pleurez pas, on pourrait vous voir et oui, je vous l’accorde, vous n’avez rien d’un vélosolex indochinois ni d’une mobylette de péninsule empruntant une voie rapide puisque vous êtes la voie rapide à vous toute seule… »(p177). Se crée donc une interconnection langagière autant qu’un court-circuit entre deux mondes ordinairement distincts. Sommes-nous si loin de l’image surréaliste ? Pas exactement mais l’écho est net : « la rencontre sur la table de multiplication d’une rare pluie et d’une rapine à moudre » (p.219) Autre moyen souvent employé : l’absurde : « A. – Le chapeau dort et ça peut être long. Ca dépend du tour de tête. Je veux dire si c’est son tour. » (p.79) Ou encore, fréquent, le décalage entre le ton assuré, savant, doctoral, et le contenu, loufoque : « ″Un monde qui existe doit être hétérogène ou ne pas exister″. Ainsi parlait l’expérience qui avait ses raisons, longues à énumérer de surcroît et qui n’ont pas toutes été établies avec certitude à l’heure qu’il est. Ce qui consolait ce chapeau de 89 ans qui ne sortait plus tous les jours bien que très expérimenté. » (p.111) Un autre moyen, très utilisé dans Mobiles et Diversions consiste à retourner la force de l’aphorisme ou du fragment, sa brièveté lapidaire, en une force d’auto-destruction, de désintégration. Mais ce, pas de façon systématique, pour conserver du relief, renouveler la surprise, et faire se côtoyer sens et non-sens dans une sorte de jeu aussi sérieux que riant comme alternent chaud et froid dans tout le livre.
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La poésie naît de rien et de toute la poésie. Ici, le texte fait autant table rase qu’il est innervé de lectures. Celles-ci affleurent au passage, dans le mouvement même du texte qui les plie, les comprime, les déforme tout en les laissant reconnaissables. Cette circulation très fluide d’échos est particulièrement sensible dans Emballages : « ô enfants marchepieds d’une nuit bitumée » (p.166), « nous n’aurons pas les étagères qui n’auront plus de fleurs, même étranges » (p.179), « Capitaine de la terre animale »(p.184), « le dur désir de durer, les épiceries d’enfance »(p.197), « chérir la mer trop libre » (p.198), « vous n’aurez pas des dits plein d’humeurs légères » (p.213), « jockey camouflé » (p.215), « garder le mort » (p.216), « brouillards désirés qui devez emporter les noms, levez-vous ! » (p.229), « mon sein où certains sont meurtris tour à tour » (p.231)… D’ordinaire, ces références sont très brèves, incidentes, mais elles peuvent aussi devenir matrices de tout le poème : ainsi pour le « Chaalis » de Nerval (p.206) ou pour l’Aube de Rimbaud (p.233). De manière plus rare mais souvent drolatique, on peut retrouver au passage de Gaulle (« Chapeau fripé, chapeau désolé, mais chapeau libéré. » p. 125), La Fontaine (« alors adieu veau, vaches, polochons, pensées » p. 256), Adamo (« Biche ô ma biche » recyclé en « Puce ô ma puce » p. 175), Trénet(« Douces phrases, doux pays de mon enfance… » p.191)… Il faudrait aussi évoquer les autres arts présents dans le livre : le cinéma, la danse, la peinture… Mais le plus étonnant reste que cette culture, qui ne cesse de clignoter dans le livre, est prise dans un maelströmd’écriture : elle devient matériau au même titre que d’autres éléments très prosaïques. Elle n’est pas plus niée que mise en avant, elle participe au mouvement global du livre, elle n’est pas son cœur. En ce sens, Les jungles plates n’est pas un ouvrage post-moderne pour un sou, et ne saurait être réduit à un pur jeu intertextuel.
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Nous
sommes en face d’un seul livre, soit, on peut même parler d’un volume. Mais
nous sommes aussi face à cinq livres, cinq mouvements nettement distincts,
ayant chacun leurs dispositifs d’écriture propres, demandant chacun un mode de
lecture différent. D’où une tension qui surprend, dérange sans gêner, entre
tout et parties, ensemble et éléments, unité et disparité. La construction
globale est simple : il y a un massif central, Emballages, en proses longues. Deux ensembles lui sont attenants,
en prose de longueur moyenne, Chapeaux
et Obériou, eux-mêmes jouxtés par les
proses brèves et fragmentées de Mobiles et
Diversions. Charpente solide donc,
dans sa symétrie quasi classique. Pour la dynamique, on a ce fil conducteur qui
parcourt le livre, une phrase de Daniil Harms : « L’ordre de
succession de la chaleur et du froid est quelquefois énervant. » Cette
phrase est répétée entre chaque partie, mais perd à chaque fois un mot, jusqu’à
devenir : « L’ordre de succession de la chaleur et du froid. »
Le livre nous ramène donc à ce qui est, sans jugement : l’alternance
chaleur/froid. Au lecteur de décrypter métaphoriquement ces deux termes, de
repérer le froid et le chaud dans le livre, ou d’en rester à cette vérité
objective : il y a des jours plus froids que d’autres.
Il y a donc un solide bâti global du livre, mais il est ébranlé à la lecture,
du fait que chaque partie demande un nouveau réglage de l’œil et du mental,
adapté au dispositif d’écriture. J’ai eu beaucoup de mal à entrer dans Mobiles : j’avais l’impression de
creuser une désorientation et un malaise dû à la perte de mes repères. Jusqu’à
ce que je comprenne que ce mode d’écriture demandait une sorte d’abandon du
lecteur ; il fallait se laisser porter par le texte, laisser venir une
saisie à partir du chamboulement des habitudes. Ne pas chercher à comprendre,
mais laisser émerger la compréhension. Et ce travail d’adaptation doit être
fait à chaque partie, différemment. Chapeaux
ne se lit pas comme Obériou, qui ne
se lit pas comme Diversions. En ce
sens, on a bien cinq livres en un seul, et l’on repense à la superbe note de
Reverdy : « C’est au lecteur de monter, et non pas au poète de
descendre. » Dès son titre, Les
jungles plates ne s’annoncent pas comme un livre facile : on entre
dans un monde qui, de prime abord, peut apparaître inhospitalier voire
dangereux,avant de se révéler
accueillantet même riant. Plus qu’une
puissance de lecture, ce livre demande agilité et souplesse.
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La
question du sens. Il est clair que ce livre met à mal la « pensée »
au sens commun du mot. Et pourtant c’est bien d’une poésie de l’intellect qu’il
s’agit ; elle laisse peu de place
au sentiment, à l’émotion, aux sensations… du moins dans leurs formes
habituelles d’expression. D’où la dominante malgré tout froide du livre, à mon
avis. Ceci n’est pas une critique ; mieux vaut le froid, ou le chaud,que le tiède.
Dans Mobiles, le sens est pulvérisé
en un flux de particules formant et déformant des ensembles autour de forces
comme la langue, le corps, le réel… On ne sait pas si du sens s’agglutine sous
nos yeux (« : rassemblement : à la longue –» p. 48) ou si nous
assistons à la fin de la ruine dans un mouvement erratique de langue. « : les
dents du couteau n’ont pas d’ordre alphabétique » (p.64). Cette
proposition n’est pas fausse en soi, mais quel lien avec celle qui précède,
« : de toucher calme », et celle qui suit« : faufiler – l’embrasure, la haute de
loin » ? On pense à Dada et à son entreprise de casse logique pour
ouvrir la poésie à une autre dimension, hors pensée formatée et langue
canalisée.
Dans Chapeaux, l’entreprise de
dépassement de la logique se poursuit. Il y a bien un ordre minimal,
alphabétique, mais les propositions successives se percutent, ne semblent rien
avoir à voir et s’accumulent en un joyeux désordre, apparemment. Là encore, il
est difficile de décider si le sens est en train d’émerger ou si nous assistons
à la fin de son naufrage. « A – La théologie sans Thomas, le chapeau sans
tête, le ″ baiser sans lèvres ″, autrement dit érosion,
dissimulation, métaphore. B – Emprunter les deux directions inverses a toujours
été pour la pensée l’objet d’un trouble sans nom et sans proverbe. C – Un chapeau
doit être ouvert ou fermé, c’est l’évidence fonctionnelle type. » (p.116)
Dans Emballages, sans être
simplifiée, la saisie est facilitée par l’allongement des textes et un centrage
plus fort de chaque page. Les modalités de cette réflexion sur la langue ne
sont sans doute pas orthodoxes, mais on suit ce combat contre une écriture
fausse, une langue marchandisée et une époque vouée à la technologie et à
l’argent. Cette partie du livre a deux allures : celle d’une
« méditation poétique » sur la langue, le temps, et celle d’une
polémique critique et politique. Mais là aussi, on hésite parfois entre l’élan
rimbaldien et le soubresaut beckettien : chaud et froid, encore.
Obériou, comme en écho à Chapeaux mais d’une autre façon, reprend
le combat contre « le ravage logique » (p.271) mais avec des accents
plus personnels (p.255 par exemple) ou plus historiques (le thème russe). Le
plus étonnant dans cette jungle de propositions en bout de langue où « la
fin finit toujours par finir un peuplus » (p.263), c’est de trouver éparses des affirmations d’une
limpidité à toute épreuve, presque des proverbes : « Trouvez les
animaux qui n’ont pas de promenade et vous trouverez ceux qui n’ont pas de
laisse. » (p.261).
Diversions renoue avec la
fragmentation initiale de Mobiles. A
nouveau on retrouve le doute, le chaud et le froid : sommes-nous en
présence de restes, tels les fragments d’Héraclite, ou bien de notes
préparatoires, un carnet si elliptique que, sans être crypté, l’auteur a seul
la clé de cette parade sauvage ? Ou bien encore, faut-il prendre à la
lettre l’affirmation : « le sens n’a aucun nom » (p.299) ?
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On peut
admirer ce livre pour sa force de frappe contre le sens commun et la logique
aliénante. Mais, même si nous vivons une époque où « Les lauriers sont
coupés par définition et le wasserfall blond ne fait plus rire» (p.233), on
apprécie surtout la délicatesse chirurgicale de J.P. Courtois dans son
intervention pour stopper la sclérose neuronale et amener la poésie jusqu’à cet
« espace » (dernier mot du livre) de la jungle, sans repères ni
bornes, mais ouvert.
Contribution d’Antoine Emaz
On peut lire un extrait de Les Jungles
Plates ici.
Et la notice bio-bibliographie de Jean-Patrice Courtois, là.
Jean-Patrice Courtois
Les jungles plates –
Éditions NOUS, 320 pages, 28 euros