Ne pas abuser de la morale – interview d’André Comte-Sponville

Publié le 12 octobre 2009 par Ethique2lentreprise

>> La crise financière est aussi, nous dit-on, une crise de civilisation. Etes-vous d’accord?

La crise de civilisation est très antérieure. Il suffit d’aller à Beaubourg, ou dans n’importe quelle galerie d’art contemporain, pour s’en rendre compte : nous vivons dans une société où ne se confrontent guère que le nihilisme et le narcissisme. Le narcissisme d’un côté : « A notre époque, tout le monde ne tend à devenir que le roi de son cul », disait Michel Bouquet. De l’autre, le nihilisme, qui revient à ne s’intéresser qu’à une toute petite partie du réel immédiat. « Je ne m’intéresse qu’à ma bite ou à rien », dit un personnage de Houellebecq. Un autre dira : « Au fric ou à rien », ou « Au pouvoir ou à rien »… Tout cela n’a jamais suffi pour faire une civilisation.

>> Et la crise financière?
Elle est d’une certaine façon entraînée par la crise de civilisation : quand on ne s’intéresse qu’à soi, ou qu’au fric, on prépare la crise.

>> Pourquoi parle-t-on autant de morale dans cette crise?
Dans une crise de civilisation, quand les gens manquent de repères, ils ont besoin de se raccrocher à des valeurs. L’erreur serait de compter sur la morale pour surmonter une crise économique.

>> Vous l’avez écrit :le capitalisme est amoral…
Oui, le capitalisme ne fonctionne pas à la vertu, mais à l’intérêt, personnel et familial. C’est d’ailleurs pourquoi il est si fort. Simplement, si l’égoïsme est formidable pour créer de la richesse, il n’a jamais suffi à faire une civilisation. La crise confirme aussi que le capitalisme est incapable de se réguler lui-même d’une façon moralement et socialement acceptable. Elle confirme enfin que la morale est incapable de réguler le capitalisme : si l’on avait compté sur la conscience morale des patrons pour améliorer le sort de la classe ouvrière, nous serions toujours au XIXe siècle. Cela veut dire qu’il ne reste que la politique, le droit, pour imposer au marché un certain nombre de limites non marchandes et non marchandables. C’est ce que les économistes appellent aujourd’hui le retour des États, que j’appellerai plus volontiers le retour de la politique. Le problème est qu’un déphasage, mortel pour la politique, s’est créé entre l’échelle mondiale de nos problèmes économiques, et l’échelle nationale de nos moyens d’action. Il faut donc se donner les moyens d’une politique à l’échelle du monde. Ce sera long, difficile, mais on avance dans la bonne direction, comme le montre le G20. Mais, le vrai problème restera l’écologique.

>> C’est-à-dire…
Quand on voit ce qui se passe du côté de l’effet de serre, de la raréfaction des ressources, nous sommes confrontés à des défis planétaires. Là, il y a un vrai déphasage entre l’ampleur de la crise écologique, bien plus grave que la crise économique, une crise après d’autres et avant d’autres, et les moyens mis en œuvre.

>> Quand Nicolas Sarkozy parle autant de morale, ne vous prend-il pas votre boulot de philosophe?
Quand un homme politique est en situation d’échec, quand il atteint les limites de son pouvoir, il parle de morale. C’est moi, le moraliste de service, qui le dit aux politiques : il ne faut pas abuser de la morale. Parlez un peu moins de morale, et un peu plus de politique. Deleuze écrit : « Il suffit de ne pas comprendre pour moraliser ». Il est tellement plus simple d’expliquer que la crise vient des méchants traders…

>> Et quand on parle de mesurer le bonheur dans le PIB, comme le prix Nobel Stiglitz?
Daniel Cohen le montre bien dans « La prospérité du vice », le bonheur des gens ne dépend pas de leur niveau de bien-être matériel, mais de la comparaison de ce niveau avec le niveau des années précédentes, de leur enfance, des autres personnes de leur entourage… La course au bonheur est donc une course sans fin, dans une logique du « toujours plus », alors que les limites écologiques de la planète nous l’interdisent. Les politiques sont dans leur rôle de le rappeler. Mais, le bonheur n’est pas à la charge de l’État. : « Que l’État se charge d’être juste, nous nous chargerons d’être heureux », disait Benjamin Constant. Ceci posé, il n’est pas absurde de se donner quelques critères, comme le niveau de violence ou de pollution, pour mesurer une forme de bien-être qui ne serait pas que marchand.

>> On s’indigne des bonus des traders, pas de l’argent des footballeurs…
C’est étonnant… Combien vaut Thierry Henry? Le prix qu’un club est prêt à payer. Combien vaut un trader? Le prix qu’est prête à payer une banque. Ce n’est pas moralement satisfaisant, mais ce n’est pas la morale qui fixe le prix, c’est le marché. Je crois que la vraie question n’est pas celle du salaire maximum, mais de la fiscalisation des sommes versées à ces footballeurs et ces traders.
À ce sujet, j’ai toujours été frappé par la connaissance qu’avaient mes fils, passionnés de football, des salaires des joueurs et des classements. Autrement dit, ils étaient dans une logique de compétition, de hiérarchie. Mais à l’école, on ne leur donnait pas de notes, car c’était considéré comme de l’émulation, chose négative. Pareil pour l’argent, chassé de l’école, omniprésent dans le football. Il faudrait à cet égard que beaucoup de nos enseignants cessent de condamner le capitalisme : cela met nos jeunes gens dans la situation bizarre de penser que la société dans laquelle ils vivent est mauvaise ce qui, en l’absence de modèle alternatif, les place dans une forme de schizophrénie difficile. Pour en revenir à l’émulation, « on ne se pose qu’en s’opposant », disait Hegel : l’émulation me paraît saine.

>> Elle revient, avec ce projet de Martin Hirsch d’argent contre l’absentéisme…
Ah, non! Là, on est dans l’invasion de l’école par le modèle consumériste. L’émulation, c’est : on ne te donne rien, mais tu as la satisfaction d’être premier. C’est une gratification symbolique. C’est au contraire parce que l’émulation ne marche plus, parce que les élèves se fichent d’être premiers, que parfois même être le premier c’est être un « bouffon », dans une sorte de hiérarchie inversée, qu’on se sent maintenant obligé de donner des primes. On retrouve là le foot : quand on chasse l’émulation par la porte de l’école, elle revient par la fenêtre du foot.

>> Les livres changent le monde, dit la publicité d’un éditeur. Vos conseils de lecture?
Epicure, les « Essais » de Montaigne, « L’Ethique » de Spinoza… Des livres qui donnent des raisons positives de vivre. C’est ce que j’essaie très modestement de faire dans mes livres. Beaucoup de gens écrivent « contre », moi j’écris « pour », et j’assume ça tranquillement.