La cathédrale Saint-Paul est à moins de dix minutes à pied de la Banque d’Angleterre. Suffisamment loin pour marquer une distance de principe avec les seigneurs de la haute banque, l’édifice reste assez proche pour souligner que l’Eglise n’a rien contre la réussite en affaires à condition qu’elle s’accompagne d’un vernis de rigueur. Cette influence se reflète d’ailleurs par la multitude de charmantes petites églises qui constellent le « mile doré ». L’alliance du protestantisme et du profit a d’ailleurs permis à l’Angleterre de se donner sans complexe au capitalisme de droit divin.
Mais ces jours-ci, le Veau d’or n’a plus bonne presse, même chez les banquiers. Les fortunes d’une nuit aussi vite dépensées sont devenues suspectes. Le luxe tapageur qui, il y a encore un an, avait fait tant d’envieux ne fait plus recette. Et la religion a retrouvé la cote.
L’appel aux banquiers de l’archevêque de Cantorbéry, Mgr Rowan Williams, les invitant à la repentance après la crise mondiale de l’an dernier a été le déclic de ce renouveau spirituel. Le protecteur de la foi leur a notamment rappelé les exigences inconfortables de l’Evangile : »Nul ne peut servir deux maîtres… Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (saint Mathieu, 6, 24).
La profession a répondu comme un seul homme à l’injonction du premier des pasteurs. Ainsi,Stephen Green, président du géant bancaire HSBC, a promis d’oeuvrer à l’avènement d’ »une vraie culture de l’éthique et de l’intégrité ». Paul Tucker, gouverneur adjoint de la Banque d’Angleterre, a réclamé une mission »socialement acceptable ». Quant à Hector Sants, patron de la Financial Services Authority, il a évoqué sa »destinée de chrétien » pour justifier son action à la tête de l’autorité de tutelle. Pour sa part, Lord Myners, secrétaire d’Etat chargé de la City, qui devrait quitter le gouvernement aux prochaines élections, a révélé son intention de suivre des cours de théologie. Enfin, Ken Costa, chef de Lazard International, a exhorté ses troupes à utiliser la richesse avec modération.
A la City, sous les coups de la déréglementation et de la mondialisation, le travail, l’enrichissement personnel et la méritocratie étaient devenus les valeurs dominantes. La religion restait du domaine de la vie privée. Dès lors, il n’était plus utile d’être protestant pour faire carrière chez JP Morgan, d’être juif chez Goldman Sachs ou catholique chez Merril Lynch. La dérégulation du « Big Bang » de 1986, la disparition des grandes banques d’affaires britanniques et l’afflux de cadres venus d’Inde, du Proche-Orient ou du Japon avaient eu raison de la prééminence de l’establishment WASP (white anglo-saxon protestant) qui tenait le haut du pavé.
Le krach est passé par là. Le stress provoqué par la dure réalité de la crise a créé de nouveaux besoins spirituels. Beaucoup parmi ceux qui ont échappé au bain de sang (30 000 emplois perdus en 2008, et sans doute 18 000 en 2009) ont mauvaise conscience. L’opinion est en colère contre les bonus, alors que s’aggravent les inégalités. Etre banquier n’est plus à la mode.
Mais trop c’est trop. Cette poussée de morale provoque chez certains un sentiment de nausée. Même de nos jours, pauvreté ne rime pas avec vertu, loin de là.
Selon une récente enquête, Londres, premier centre boursier mondial, a creusé l’avantage sur sa grande rivale, Wall Street. Le World Economic Forum l’a également placée première technopole planétaire du savoir-faire financier.
Or la crise nous a fait oublier une composante essentielle de ce succès. Dans la City, avoir un salaire et une prime de fin d’année mirobolants, c’est exister quand on manie des milliards qu’on ne voit jamais. C’est exister quand on exerce un travail épuisant, perpétuellement entre deux avions et trois réunions aux quatre coins du monde, et souvent peu gratifiant sur le plan personnel. Cet ascenseur social sévit particulièrement dans les salles de marché, l’épine dorsale du retour au profit des banques.
Les professions financières au sens large – banquiers mais aussi avocats, experts comptables et spécialistes des relations publiques – continuent de vivre dans un monde à part, aux normes mentales et références très différentes du commun des mortels.
C’est sans doute la raison pour laquelle leurs dérapages sexuels ont remplacé les frasques des membres de la famille royale ou des députés conservateurs à la « une » des fameux tabloïds. Par exemple, la presse populaire s’est fait l’écho, avec force détails, de l’assassinat par un dirigeant de HSBC de sa femme pour une sordide question de gros sous. Que dire de ce directeur de Goldman Sachs qui a promis à une call-girl une petite fortune pour qu’elle quitte son mari ? Joli petit monde.
Que conclure enfin de la préoccupation publiquement exprimée par Mgr Williams face à un projet européen d’encadrement des hedge funds ? A l’écouter, cette législation communautaire visant à entraver la spéculation menace d’affecter le financement des missions caritatives de l’Eglise anglicane.
La vraie morale de cette histoire, c’est que, au final, l’argent, c’est des actions et des obligations. Des actions pour assurer le développement économique et bâtir la richesse de la nation. Des obligations pour moraliser sa détention.
Marc Roche, Le Monde