Si vous vous sentez nostalgique des après-midis passés chez votre grand-mère à siroter un tilleul (dont elle conservait les fleurs séchées dans une grande boîte en carton, peut-être l’emballage d’un drap ou celui d’une chemise du grand-père) ou un lait chaud sucré au miel ; elle vous racontait les menus bouleversements du bourg : madame Unetelle accueillait pour les vacances sa petite-fille et celle-ci passait ses après-midis à la piscine (l’accompagner une seule fois suffit à saccager tous vos beaux souvenirs de parties de nain jaune dans la cuisine de madame Unetelle, quelques années avant l’adolescence ; ce fut une après-midi maussade) ; le petit-fils de madame Machin se rendait en ville chez un dermatologue ; l’épouse du dentiste avait passé ses vacances en Martinique et avait envoyé une belle carte (dont nous examinions avec curiosité les paysages stéréotypés et les belles tournures).
Si vous vous demandez ce que sont devenues les héroïnes de Jane Austen, passé l’âge de courir les bals et d’espérer un mari : restent-elles coquettes, frivoles ? quels sont leurs loisirs, une fois la soixantaine venue, une fois l’époux tant convoité descendu dans la tombe ? conservent-elles intacts leur cœur d’artichaut et leurs rêveries matrimoniales, leurs sentiments les portant vers de jeunes veufs encore gaillards ou vers des aventuriers enrichis de retour au pays ?
Si vous vous êtes déjà cogné dans maints poteaux, pris les pieds dans des pavés inégaux (sans pour autant que votre passé vous soit soudainement restitué, mais assez désagréablement pour que votre lecture soit interrompue), si vous désirez connaître les risques que vous courez à lire Dickens (fâcheries, accidents, mort) en marchant, en allant dans les salons de la bonne société provinciale, en attendant le train…
Si vous voulez savoir pourquoi il est plus correct de servir des toasts beurrés ou des biscuits à la cuillère en société plutôt du cake aux graines de carvi, des huîtres, du homard et surtout un dessert connu sous le nom de « petit Cupidon » (des macarons marinés dans de l’eau-de-vie qui ressemblent bien à des babas !), afin de ne pas vous ridiculiser à préparer des roulés à la tapenade ou des babas au limoncello alors que l’on attendait de vous que vous ouvriez un paquet de chips, si donc vous voulez percer les mystères du bon goût et de la sociabilité provinciale…
Si vous vous demandez quelle perspective de carrière offre la confiserie selon le dosage toujours délicat des dragées vendues au poids et si vous vous imaginez bien vendre des thés aux noms exotiques au fond d’une boutique accueillante…
Visitez Cranford. Que les choses soient claires : dans la ville imaginée par Elizabeth Gaskell, il ne se passe rien. Les seules distractions y sont le jeu de cartes, le choix méticuleux d’une nouvelle coiffe, les lettres (écrites dans tous les sens de lecture possibles pour économiser le timbre), parfois, par exceptionnel, la venue d’un magicien. Cranford semble régi par des règles absolument contraires à celles du reste du monde, et l’on peut rêver de s’installer dans un monde où la mode a conservé un bon quart de siècle de retard (par curiosité esthétique), où la concurrence économique n’existe pas (Cranford, cette utopie), où les hommes n’ont aucune espèce d’influence et peuvent être regardés de haut parce que leur nom ne sonne pas « convenable »… Mais le plaisir naît de l’ironie de la narratrice. Celle-ci est pleine de tendresse pour les habitudes de Cranford, mais son récit faussement naïf révèle avec humour les croyances absurdes, les bêtises, les petits mensonges convenables de toutes ces dames. Pas pour s’en moquer d’ailleurs, pour montrer un monde finalement plein de bonté et de délicatesse, un monde harmonieux. Et elle sait ménager quelques ruptures de ton comme le récit du destin du « pauvre Peter », un garçon un peu trop facétieux…
Merci à Babélio et aux éditions de L’Herne qui publie une nouvelle traduction du roman d’Elizabeth Gaskell.
« Les allumettes », en provenance directe de l’exposition « Bloomsbury » (inspiration post-impressionniste) et en hommage à Miss Matty dont le talent le plus prisé est la fabrication d’allume-bougie ou « cocotte » en papier de couleur.