De l’inquiétante Loppsisation des esprits

Publié le 15 février 2010 par Petiterepublique

Ce mardi 16 février, notre chambre basse du parlement adoptera la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI 2),[1] après une semaine de débats pas si agités que cela au regard des enjeux essentiels en matière de libertés publiques [2]. À travers cet acronyme remarquable, il faut savoir que la majorité de gouvernement a souhaité rendre un hommage appuyé à la loi de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI 1) votée par la représentation nationale le 20 août 2002 [3], outil législatif qui aurait permis à la délinquance de reculer de manière significative. À l’évidence, propagande bien ordonnée commence par soi-même, serait-on tenté de penser. Nul doute que la France continue d’avoir peur, et c’est bien là le terreau fertile sur lequel peut opérer ce que nous nommerons la Loppsisation des esprits, à l’insu du plein gré de citoyens désormais acclimatés à ce basculement initié depuis maintenant un temps certain.

Les plus jeunes ne se souviennent pas de la loi dite « sécurité-liberté » apparue dans le champ de notre droit positif le 2 février 1981, prenant appui sur un contexte socio-politique délétère particulièrement favorable [4]. Ce texte emblématique contribuera largement à un rétrécissement important des libertés individuelles en étendant considérablement les prérogatives du pouvoir policier ainsi que celles des magistrats du parquet [5]. La période qui suivra permettra à un certain Jean-Marie Le Pen de s’immiscer significativement dans l’espace politique français et de connaître l’ascension que chacun sait – il se murmure qu’un certain président socialiste aurait eu quelque influence dans cette péripétie politique -. La « lepénisation des esprits » commençait ainsi à faire son œuvre, lentement mais sûrement, tel un processus de sédimentation irrésistible déjà inquiétant. Cette période est riche d’enseignements et il convient de la replacer dans une chronologie de lois pénales fort évocatrice [6]. Pourtant, quatorze années durant, la France aura à sa tête un président socialiste qui fera le choix de cohabiter, proposant ainsi une lecture inédite de la cinquième République. Toutefois, en 1983, l’assemblée nationale, encore largement au bénéfice de la gauche, abrogera une grande partie de la scélérate loi « sécurité-liberté » (on remarquera que le mot sécurité précède le mot liberté, ce qui, au plan symbolique apparaît comme puissant révélateur).
A ce titre, Jean-Pierre Dubois, professeur de droit public et Président de la ligue des droits de l’homme, dans un entretien récent publié sur le site du journal Le Monde [7] remet en perspective la notion de libertés publiques [8], confessant ici ses inquiétudes légitimes, n’hésitant pas à affirmer: « on pourrait démontrer qu’une bonne moitié du programme présidentiel de Jean-Marie Le Pen en 2002 est passé au journal officiel ». Dés lors, des esprits au parlement il n’y a parfois qu’un pas puisque notre loi s’est manifestement « lepénisée », ce qui ne manquera pas de mettre en joie notre national histrion extrême en fin de parcours politique.
La législature 2002/2007 ne fera que prolonger ce mouvement désormais porté par un ministre de l’intérieur particulièrement zélé en la matière, agitant peurs et préjugés dans un populisme sans limite, et d’afficher une volonté de punir[9] frénétiquement décomplexée [10]. Il n’y a pas meilleur moyen pour fabriquer du consentement [11] si ce n’est de dénoncer sans cesse violences et insécurité [12], quitte même à orienter les chiffres de la délinquance, cet obscure menaçant fléau qui n’aurait de cesse de progresser affreusement, désignant chaque quidam comme la cible potentielle d’une frange de la population dénoncée comme dangereuse [13]. Pourtant, historiquement, c’est tout le contraire qui est vérité. Tous les chercheurs accordent ici leur pensée et leurs travaux démontrent, s’il en était besoin, que la société occidentale suit un mouvement jamais démenti de pacification pour ce qui est des relations interpersonnelles [14]. Mais qu’à cela le tienne, s’il faut donner un nouveau visage à la dangerosité pour maintenir dans l’angoisse une société craintive, introvertie, et par là même très proche d’une logique paranoïaque, certains de nos plus habiles politiciens disposent de savoir-faire redoutables et éprouvés [15]. Ils savent remplir nos geôles d’une population largement paupérisée en proie aux affres d’un système économique qui s’évertue à fabriquer de l’injustice [16]. Tout un programme politique que voilà, si bien mené qu’il permet à son premier thuriféraire de se hisser à la tête de l’État, promettant sécurité sans mesure ni discernement, siphonnant sans vergogne à cette occasion l’électorat le plus à droite de l’échiquier politique. Maintenant, il s’agit bien de le conserver et, pour y parvenir, rien de plus efficace qu’une nouvelle LOPPSI puisque le citoyen semble toujours prompt à en quémander.
Au diable les libertés individuelles, les sacrifier sur le bûcher de la sécurité est une notion qui a largement pénétré les esprits de nos contemporains; la liberté ne guide donc plus le peuple. Pas un manifestant [17] frondeur devant le Palais Bourbon, mais juste quelques habitués vigilants et éparpillés [18] qui essayent d’alerter une opinion publique largement préoccupée soit par la survie au quotidien, soit par la conservation de ses privilèges, selon la classe sociale à laquelle on appartient.
C’est ainsi que nous assistons, quasiment impuissants, à la Loppsisation rampante des esprits, façonnés et habitués progressivement à se soumettre à la dictature de la sécurité couplée à un sentiment d’insécurité largement entretenu par un certain environnement médiatico-politique. Peu à peu, c’est le seuil de tolérance au contrôle et aux moyens de coercitions qui est augmenté ,de sorte que les citoyens finissent par y adhérer normalement. C’est ici que réside la puissance et la subtilité de cette mécanique parfaitement insidieuse. Et ce n’est pas une petite révolte contre un fichier policier supplémentaire qui permettra d’affirmer le contraire. Rien n’empêchera le contrôle de plus en plus serré de populations consentantes. Depuis l’invention du système des empreintes digitales, les avancées technologiques permettent désormais des virtuosités encore improbables il y a peu, et ce n’est pas les quelques velléités d’une poignée d’activistes éclairés, si motivés soient-ils, qui pourra inverser ce processus captieux et pervers.
Toutefois, rien n’étant définitif ici-bas, il est permis de toujours de rêver – aucune loi n’est encore venue le prohiber – et d’imaginer un tout autre monde. Mais cela imposerait une rupture épistémologique avec les idéologies dominantes qui mènent et manipulent aujourd’hui une majorité de consciences. Seul l’avenir parlera.

[1] Consulter le texte
[2] Regarder les débats parlementaires
[3] Consulter le texte
[4] Quelques documents audiovisuels de l’époque
[5] Parquet et politique pénale depuis le XIXe siècle en France
[6] Proposition de chronologie
[7] Lire l’entretien
[8] Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel (Tome 5): Les libertés publiques, Bocard 1925 (pour lui rendre hommage).
[9] Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Hachette littératures, 2005.
[10] Sous la direction de Laurent Mucchielli, La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, La Découverte 2008.
[11] Noam Chomsky, Edward Herman, La fabricaton du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, nouvelle édition, Agone 2009.
[12] Laurent Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2002.
[13] Ouvrage collectif, Mon délit? Mon origine. Criminalité et criminalisation de l’immigration, De Bœck Université 2001.
[14] Robert Munchembled, Une histoire de la violence, Le Seuil 2008.
[15] Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes? Seuil 2007.
[16] Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Le Seuil 2004.
Du même auteur, Parias urbains. Ghetto – Banlieues – État, La Découverte 2006.
[17] Le guide du manifestant, Syndicat de la Magistrature.
[18] Lire l’analyse du Syndicat de la Magistrature.