La complainte de la carotte

Par Arielle


Elle m’avait choisie,

Moi, parmi toute la botte

Sans cérémonie

Parce que j’étais belle

Lisse et plus orangée

Que toutes mes consoeurs réunies.

L’air confiné du frigo,

L’univers carrelé de la cuisine

La lumière, j’allais de découverte en découverte.

Elle m’avait alors brandi comme un trophée

Et, c’est ensemble qu’on avait franchi la porte

Elle et moi, moi plus très sûre de moi déjà.

Le vent, la neige, les flocons qui tombaient drus

Je ne savais rien de la vie, des éléments

J’avais poussé au faux soleil d’une serre

Et on m’avait arrachée à un humus riche d’engrais

Mais sans vers de terre.

Dehors, tout était saisi et blanc, éblouissant

Des enfants trépignaient de joie, de froid

Ils scandaient tous en chœur : La carotte, la carotte !

Et puis, ils m’avaient plantée là

Au centre d’une tête, d’une grosse boule glacée

Qui portait casquette et lunettes miroirs

J’étais fière, trop fière, appendice de clown

Au milieu d’une figure bonhomme,

Pendant des jours et des jours

Tout le quartier était venu m’admirer

Me toucher, me caresser,

On me prenait en photo, je posais radieuse

Insensible aux gelées nocturnes.

Et puis un matin voilé de grisaille

Le monde s’était écroulé

L’air subitement était redevenu doux,

J’étais tombée de haut sur une pelouse rase et sale

Quelqu’un avait ramassé la pipe, rangé les lunettes

Et moi, on m’avait jetée au fond d‘ un sac de plastique noir,

Plus noir que l’encre, plus noire que la pire des nuits.

Depuis, j’ai peur et ça sent si mauvais ici

Depuis je pleure, des larmes orange

Et personne n’écoute mes cris,

Ne prête attention aux plaintes

D’une pauvre carotte…


  Brigitte Lecuyer