Elle m’avait choisie,
Moi, parmi toute la botte
Sans cérémonie
Parce que j’étais belle
Lisse et plus orangée
Que toutes mes consoeurs réunies.
L’air confiné du frigo,
L’univers carrelé de la cuisine
La lumière, j’allais de découverte en découverte.
Elle m’avait alors brandi comme un trophée
Et, c’est ensemble qu’on avait franchi la porte
Elle et moi, moi plus très sûre de moi déjà.
Le vent, la neige, les flocons qui tombaient drus
Je ne savais rien de la vie, des éléments
J’avais poussé au faux soleil d’une serre
Et on m’avait arrachée à un humus riche d’engrais
Mais sans vers de terre.
Dehors, tout était saisi et blanc, éblouissant
Des enfants trépignaient de joie, de froid
Ils scandaient tous en chœur : La carotte, la carotte !
Et puis, ils m’avaient plantée là
Au centre d’une tête, d’une grosse boule glacée
Qui portait casquette et lunettes miroirs
J’étais fière, trop fière, appendice de clown
Au milieu d’une figure bonhomme,
Pendant des jours et des jours
Tout le quartier était venu m’admirer
Me toucher, me caresser,
On me prenait en photo, je posais radieuse
Insensible aux gelées nocturnes.
Et puis un matin voilé de grisaille
Le monde s’était écroulé
L’air subitement était redevenu doux,
J’étais tombée de haut sur une pelouse rase et sale
Quelqu’un avait ramassé la pipe, rangé les lunettes
Et moi, on m’avait jetée au fond d‘ un sac de plastique noir,
Plus noir que l’encre, plus noire que la pire des nuits.
Depuis, j’ai peur et ça sent si mauvais ici
Depuis je pleure, des larmes orange
Et personne n’écoute mes cris,
Ne prête attention aux plaintes
D’une pauvre carotte…
Brigitte Lecuyer