Il y a 35 ans, le drame. Janvier 1975, Mick Taylor, guitariste anglais, cinq ans d'âge, mettait fin à ses jours en rompant la corde qui le rattachait aux Rolling Stones. Cinq années d'éloquence silencieuse, de mutisme enfantin et de soli enivrants. Une demie-décennie au milieu d'un des plus beaux spécimens de furie rock'n'roll, comme œil du cyclone : à la fois témoin effacé des plus folles années d'un groupe capital et acteur majeur d'une épopée dévastatrice. Depuis, ses compagnons de route errent sans panache parmi les pires cauchemars du rock'n'roll.
Avant Taylor, il y avait un groupe pop. Un excellent groupe pop, bien moins lisse que la plupart de leurs collègues du swinging London, moins cohérents aussi. D'abord purement rythm'n'blues (delta blues sauce Edith Grove), puis davantage soul qui coince du matelas, et enfin pop crétino-hallucinée. Les Rolling Stones bouffent à tous les rateliers, triment à tous les ateliers et font exploser le tiroir-caisse. Un groupe furieusement sexuel (dont chaque chanson équivaut à une éructation frénétique qui s'interrompt brutalement au bout de deux minutes), mais surtout irrésistiblement totalitaire. Les Stones marchent au pas, et c'est un nain claudiquant planqué derrière un faciès d'ange blond qui imprime la cadence, la calquant sur celle des modèles déjà mythiques venus de la Mersey. Comme tous les chefs de la pire espèce, Brian Jones dévie gravement de sa trajectoire jusqu'à la sortie de route. Englué dans de sordides affaires de cachetons, biftons et michetons, il faut un complot démoniaque du reste du groupe pour le laisser affronter seul la direction merdique que prend alors son existence.
De toutes façons, les Stones avaient tourné la page Jones depuis bien longtemps.
Leur dernier album, Beggars Banquet (Banquet de gueux), augurait déjà de la démoniaque issue de secours qu'ils comptaient emprunter, pied au plancher évidemment. Orgie de riffs qui tachent la nappe et d'incantations qui imposent le silence aux convives, Beggars Banquet s'empresse en 1968 d'inventer le rock'n'roll 70's avant que le Zeppelin ne décolle. La suite ne sera que réglages et mises à jour magnifiques de la création. Mais pour faire de la mécanique de précision, il faut un mécano de génie. La fabrique Mayall a justement un nouveau spécimen de prodige en rayon: Le génie qui ferme sa gueule. Mick Taylor cache son visage derrière des cheveux trop fins pour être portés aussi longs, il joue les yeux rivés sur ses six cordes et a autant de conversation que le Bernardo de McCulley. Jagger et Richards y voient une opportunité en or, celle de piloter à eux seuls le plus menaçant des bolides pendant qu'un sous-fifre surdoué s'occupe en silence de la vidange.
C'est là que l'excitation et les emmerdes débutent pour Taylor. A peine débarqué, alors qu'il se fait dépuceler de l'extase stonienne par Keith qui l'étrenne sur Honky Tonk Woman, le téléphone interrompt la valse des manches pour hurler la mort de leur ex-tyran. Une nouvelle qui les affecte tous, sauf Taylor qui est le seul à ne rien devoir au nain schizophrène. Reste qu'il s'agit du premier décès d'une longue série qui jalonnera l'odyssée de Taylor avec les Stones de cadavres, humains ou non. Qu'il le veuille ou non, Mick Taylor est d'emblée relégué au second plan. Sa première apparition publique se fait lors d'une après-midi dédiée à la mémoire de son prédécesseur. Des dizaines de milliers de hippies rassemblées à Hyde Park en une mélancolique après-midi du printemps 1969. Et tous n'ont d'yeux que pour Jagger récitant un poème de Shelley en toge blanche ridiculissime. Tous n'ont d'oreilles que pour les guitares désaccordées d'un groupe qui a perdu l'habitude de l'épreuve du live et plante totalement son sujet. Soit un décollage des plus foireux pour un guitariste que personne ne remarque.
Mais la revanche ne se fait pas attendre.
Le reste de l'année est occupé à tourner à travers les Etats-Unis, à montrer le chemin à suivre à toute une population bien trop haut perchée pour arriver à suivre. Les Stones bousillent l'Amérique hippie qui se prélasse nue dans l'herbe fumeuse de Woodstock. Au rythme de deux prestations inégalables par jour, ils rejettent le Flower Power à la face de son envoyeur. Et la musique qu'ils distillent prouve qu'ils ne peuvent qu'avoir raison. Ton psychédélisme patauge dans la boue d'un festival d'été pluvieux hippie, protège donc ton bol de riz. L'entente avec Keith Richards prend forme et ne laisse présager que d'un monstre à deux têtes absolument imbattable. A Keith les riffs qui prennent aux tripes, les chœurs braillés dans un râle inexplicable et l'apparence de sorcier bohémien ultime. A Taylor les fringues de nerd, placé entre une tour d'amplis et la batterie, mais surtout l'enrobage mélodique éthéré d'un son brut de décoffrage. Le rock'n'roll trouve là sa formule secrète, celle que tenteront de reproduire une palanquée d'imitateurs plus ou moins convaincants, des Faces aux Heartbreakers de Johhny Thunders, en passant par Aerosmith et les New York Dolls.
Comment ? Comment ne pas paniquer quand en six mois au milieu d'un groupe, on n'a semé que mort et destruction ? Les Stones ont bien des arguments.
A commencer par un projet grandissime. Devenir, comme annoncé lors des précédents concerts, le plus grand groupe du monde. Pour cela, Taylor participe à l'élaboration de quantité de chefs d'œuvres bluffants. Mieux, il détient la magie qui fait du groupe le plus puissant sur Terre entre ses doigts. Quand les glimmer twins écrivent d'excellentes chansons rock, il fait de chacune d'entre elles un cheval de bataille irrattrapable. Trois albums: Let It Bleed, Sticky Fingers et Exile On Main Street. La trilogie sublime du début des années 1970. Tout y est. Le son, l'esthétique et surtout la frénésie. Taylor pose son empreinte partout. Par intermittence sur Sticky Fingers, d'abord. Un album dont les meilleures chansons se distinguent grâce à l'apport du muet guitariste. Sway et son envolée finale acidulée, Dead Flowers et son solo en forme de virée en Cad' dans la poussière du Kentucky, Moonlight Mile magnifique malgré son aspect de compo difforme. Et surtout Can't You Hear Me Knocking, docteur Jekyll et Mr Hyde de la carrière des Stones. D'abord rock convenu mais diantrement efficace, droit dans les valseuses. Puis improvisation free jazz au milieu de laquelle le solo de Taylor atteint des sommets de folie fiévreuse. D'aucuns se plaisent à raconter que la guitare de Taylor parle pour lui. Faux, c'est sa façon de vampiriser l'essence même des Stones pour en tirer le meilleur, de leur sucer le sang et d'en recracher un liquide parfaitement homogène, qui s'exprime pour lui. Taylor parait au service de Jagger et Richards, mais il est la clé de voute de leur église maléfique. C'est encore plus vrai pour Exile. D'un tas de compositions qui ressemble à une insolation assommante, Taylor bâtit un album brûlant et passionnant. Un album heureusement interminable, au milieu duquel il rayonne de toute sa classe et éclaire la pièce laissée en bordel par les twins.
Comble du luxe, il cosigne un titre, Ventilator Blues. Un exploit compte tenu du diktat de la signature Jagger-Richards.
Alors, il entrevoit la porte de sortie, Taylor.
L'idée lui traverse l'esprit. Il se dit qu'il peut faire mieux sans eux. Que finalement, les Stones sont peut-être devenus des boulets à sa carrière. Pensant que son pouvoir de sublimation suffirait pour combler ses carences en charisme et mettre le monde à ses pieds. Et tandis que l'année 1974 s'achève, que les radios répètent inlassablement l'histoire camomille de rupture d'avec Angie, Mick Taylor commet l'irréparable. Il quitte le navire dans l'indifférence générale. Ingrats et imbus, les Stones le remplacent par un sosie Leaderprice de Richards, un sympathique crétin qu'a le look et l'attitude d'un Stone, et la mission de jouer au tampon entre les égos larges d'épaules de Jagger et Richards. Et pas l'ombre du talent de Taylor, surtout. Ils pensaient s'en sortir tout aussi bien comme ça. Ils auront tenu le temps de boucler la décennie avec deux albums passables, vivant sur l'héritage de Taylor. Puis collectionneront les (em)brouilles minables, les disques RTL2 et les babioles marketings pour fans de Johnny, du flipper estampillé Glimmer Twins and co à la carte de crédit qui lèche les crache-thunes.
Taylor, lui n'aura pas survécu au saut en parachute. Son âme de maître à jouer de groupe de rock'n'roll démoniaque se casse toujours les dents au purgatoire des albums de blues chiants dont personne n'a rien à foutre. Voir son corps s'élargir et ses cheveux grisonner, en attendant mieux.