Elle était ce soir au Plessis-Robinson (92), à l'invitation de la médiathèque. Cette personnalité d'exception s'est livrée sans tabou mais avant de lui laisser la parole je vais oser commencer par donner mon avis sur l’Annonce parce que ce sera plus difficile d'intervenir après elle tant son expression est sans appel.
N’exagérons rien, il ne s’agit que de lecture. Et ce n’est pas désagréable de reprendre le cours d’une phrase qui soudain se dérobe. C’est que le style de Marie-Hélène Lafon est exigeant. S’il est essentiel le mot peut remplir la phrase entière : s’arracher (p.77). Mais le ruban pourra s’il le faut se dérouler sur une quinzaine de lignes (p.141).
Et comme l’auteur entretient un rapport particulier avec la ponctuation ne comptez pas sur ces signes pour vous retenir dans les descentes. Vos yeux trébucheront sur les bordées de verbes et buteront sur les adjectifs étrangement positionnés. Ne comptez pas non plus sur les espaces libres entre les chapitres pour laisser votre esprit remplir les blancs. L’écriture est abondante, accumulatrice, mais riche d’une surprise toutes les trois lignes à l’instar de ces rhododendrons qui explosent de couleur et vous consolent de la raideur de l’ascension.
J’ai appris le sens du mot immarcescible (éternel) qu’elle emploie pour définir le magazine que Fr3 offre à ses téléspectateurs rituellement le vendredi soir et que j’essaierai de replacer au détour d’une conversation entre initiés. J’ai retrouvé le mot avunculaire (relatif à un oncle et à une tante) qui me semblait hors d’âge. J’ai apprécié la description de Lola, la chienne accorte, la gueule fendue d’un sourire rose et blanc, saisie d’une irrépressible alacrité. (p. 20) Cette citation aurait fait merveille dans ma toute récente critique de l’Homme qui rit pour décrie son visage.
J’ai savouré la musique d’images d’une densité rare. D’autant que le caractère des personnages se saisit d’emblée. Paul ne veut pas finir seul avec sa sœur, confit en ordinaire insularité. Encore heureux qu’il n’ait pas tourné au sauvage minuscule comme les deux oncles !
Annette doit économiser des riens qui, joints à d’autres riens patients, permettraient de payer le voyage scolaire annuel de son fils qui, plus tard, veut simplement faire heureux. Le bon roi de Pologne Stanislas s’exprimait à l’identique en proclamant que le vrai bonheur consiste à faire des heureux.
Marie-Hélène Lafon cisèle les descriptions des états d’âme : Annette et sa mère n’aimaient pas que les princesses souffrent aussi et pleurent l’œil battu et le cheveu terne, ou se tuent avec des compagnons tapageurs dans des accidents de voiture calamiteux. (p.74)
Elles ont pour tout exotisme des dimanches en Belgique dont elles revenaient sans amertume. Pourtant chez ces gens là on gardait ses envies, on rentrait avec elles, entassés dans la voiture. Les hommes conduisaient sans permis jusqu’à la mer des voitures approximatives bondées de femelles hébétées et d’enfants déjà sauvages. (p.51)
Page 66 le sujet est enfin dévoilé : il s’agissait de faire sa vie là, de commencer de recommencer là.
Là, exactement à Fridières, dans le Cantal, près de Saint-Flour, un endroit qui vient paradoxalement de disparaitre de Google depuis la parution du livre lequel truste toutes les références. Tapez donc Fridières-Cantal et ce n’est que page 10 que vous trouverez la référence d’un gite dont je vous donne d’ailleurs le lien des fois que vous voudriez aller voir in situ les décors naturels des livres de Marie-Hélène Lafon. Vous gagnerez un temps précieux.
Annette avait lu l’annonce de Paul chez le dentiste (…) avait pris la feuille, tant pis, l’avait déchirée, pliée en quatre, ce qu’elle ne faisait d’habitude jamais, jamais. (p.76). Le texte, bref, pourrait échapper au lecteur : doux, quarante-six ans cherche jeune femme aimant la campagne. C’est le mot doux qui a tout déclenché. Annette s’est sentie appelée comme autrefois Marie par un autre Paul (Claudel). Ce n’est pas tant l’histoire d’Annette, de Paul, d’Eric et des autres qui nous est racontée. C’est le début d’un monde nouveau où l’espoir est enfin autorisé, ce qui peut surprendre les lecteurs habitués aux catastrophes qui émaillent les livres précédents.
Le point de vue de l’auteur
Il y a un avant et un après l’Annonce. Les précédents livres étaient remplis d’enfants qui étouffaient dans les huis-clos familiaux. Les mères broient les fils, les filles aussi. Les couples frères-sœurs ne sont jamais explicitement incestueux mais quand même. Les fils n’ont pas d’épouse et quand bien même une femme apparait sa venue est apocalyptique. Il n’y a pas d’avenir parce qu’il n’y a pas d’enfant. Les fils qui s’échappent reviennent plus tard mourir terriblement entre les bras de leur mère.
Marie-Hélène se dit elle-même complètement effarée de ce qu’elle écrit. L’horreur culmine selon elle dans Sur la photo et aussi avec les Derniers indiens.
Elle explique que ce sont ses origines qui sont cause de tout. J’ai toujours entendu qu’on était les derniers. J’ai vu rétrécir les villages, se fermer les écoles, je savais que je devrais partir, que les 51 hectares ne suffiraient pas pour nourrir mes deux frères et moi. J’apprenais bien. C’était donc moi qui partirais …
D’autres estimeraient que la montagne a été défaillante et qu’il était normal de se sauver. Pas elle qui lui demeure viscéralement attachée comme Scarlett à la terre rouge du domaine de Tara. Elle ne se sent pas rejetée par un monde où elle n’a pas sa place, pour d’absurdes considérations matérielles. Elle vit son exode avec la culpabilité de l’abandon. Ceux qui lui reprochent de ne pas aimer son pays pour en parler comme elle le fait n’ont rien compris.
Un ancrage indissoluble
Elle a la qualité (ou le défaut) de ne pas enjoliver les choses. Son regard est juste et sans appel. Avec ce qu’il faut de distance pour écrire avec rudesse et amour. Sans verser dans la nostalgie parce qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or. Le climat et la géographie font les gens. On peut aisément comprendre que la vie a toujours été difficile sur les hauts plateaux cantaliens nous qui sommes démunis par la tombée de 5 centimètres de neige en région parisienne.
Il faut malgré tout imaginer des fermes où vivaient des familles entières. On n’y crevait pas de solitude. La beauté stupéfiante des paysages consolait de l’austérité. Les lieux impriment leur grâce sur les êtres. C’est charnel et mystique. L’odeur de la nuit, je la sais par cœur, pour toujours, c’est définitif. La nature ne joue pas un rôle de figuration dans ses romans. Ce n’est pas un élément du décor. Elle revendique la présence persistante de ce qu’elle nomme « les choses vertes ».
On connait tous de près ou de loin le monde paysan. C’est de là que majoritairement nous venons. Je me souviens de l’immarcescible (mot assez facile à caser au fond) émission de mon enfance, Dimanche Martin. L’animateur avait demandé au public dont la famille vivait de l’agriculture de se lever. C’est presque la salle entière qui s’est mise debout. Pour beaucoup de lecteurs, aujourd’hui ce sont les grands-parents qui vivaient à la campagne. Ce qui est différent dans le parcours de l’écrivain c’est que sa famille proche y habite encore.
La charge de mort qui traverse son œuvre vient en grande partie de ce hasard d’être née au début des années soixante, à une charnière historique et sociologique, au moment où un certain monde commençait à se déliter. A cette époque là personne n’était encore parti pour faire instit ou entrer dans les Postes. Elle ne nie pas la dimension sociologique, quasi documentaire des fictions qu’elle extirpe du terreau de ses souvenirs. Sa mémoire phénoménale a enregistré portraits, anecdotes, petites phrases assassines … qu’elle malaxe longuement avant de les recracher sous une forme littéraire.
Forcément il y a aussi quelque chose qui tient de la renaissance. Il faut du temps pour apprivoiser les souvenirs. Il semblerait bien que l’Annonce marque ce possible changement de cap. Et comme Marie-Hélène a un furieux sens de l’humour on peut penser que les prochains livres seront autrement décapants. J'en veux pour preuve le proverbe qu'elle nous donne en guise d'apéritif : Le papier est bon âne. Ce qu'on lui met sur le dos, il le porte.
Elle lit volontiers des extraits de ses livres. J’espère que son éditeur pensera à lui demander d’enregistrer elle-même la version audio pour les malvoyants.
Les derniers indiens campent l’affrontement entre deux familles, les Santoire, qui sont l’archétype des anciens et les Lavigne qui représentent les modernes. Santoire c’est à la fois le nom de la rivière qui bordait le pré familial, un patronyme très répandu et même celui qui a failli être le nom de plume de Marie-Hélène Lafon.
Elle se définit comme une taupe qui creuse depuis 1996. J’ai une piste et je la suis. Je trace un chemin à la machette. J’avance sans savoir. Je ne suis consciente de ce que j’ai écrit qu’à posteriori.
Une conscience aiguë du point de départ
L’Annonce lui a été inspirée par la dernière scène du film de Raymond Depardon, Profils paysans, qu'elle a vu au cinéma Saint-André-des-Arts en mars 2005. J’ai immédiatement senti que c’était un sujet pour moi même si je n’ai écrit le livre que durant l’été 2006.
Mo est né de cinq lignes d’une brève des Carnets de justice de Libération que m’a tendu un ami à l’heure de l’apéritif. Nous étions à l’Ile-sur-la-Sorgue, c’était l’été 2000 et je buvais une mauresque quand il m’a dit : tiens c’est une histoire pour toi. Dans la réalité l’homme ne s’appelait pas Mohammed mais Mustapha. Il avait désossé la Fiat Panda de la femme sur le parking d’un centre commercial en criant Maria je t’aime, Maria je t’aime ! Je me suis dit que j’allais écrire cette histoire, qu’elle finirait très mal, qu’il allait la tuer, sous-entendu elle le mérite.Interrogée sur le prochain elle confie qu’il pourrait être question de la montée à Paris. Elle travaille à la fois sur des nouvelles et sur un roman. Elle emboite les chantiers. C’est une productrice de textes qui ensuite sont laissés à décanter avant d’être repris. Elle laisse affleurer l’hypermémoire de certaines choses qui alimentent l’écriture. Son premier centre d’intérêt concerne le travail de la langue. Elle se défend d’être une raconteuse d’histoires mais c’est probablement un tournant qu’elle prendra naturellement quand elle acceptera de convoquer ses talents de conteuse. On ne peut pas accepter d’entendre qu’elle se juge inapte au dialogue et à la péripétie. Mais laissons lui le temps …
Ainsi fut fait. Mo a 33 ans. L’histoire commence un jeudi, se termine un vendredi. C’est l’histoire d’une passion qui se déroule sur 14 stations, sans résurrection aucune. J’étais très consciente de ce que je faisais en l’écrivant.
Un livre, un style qui fait travailler le lecteur
Marie-Hélène Lafon est parfaitement consciente aussi du style qu’elle imprime à chacun de ses livres. Si Mo est tendu, rêche, pauvre en adjectifs, à l’inverse l’Annonce en est riche. Le verset claudélien l’obsède complètement et elle compare la phrase à l’ouverture d’un fruit. D’une façon générale elle fuit l’explicite, ne fait pas discourir ses personnages, préférant laisser parler les lieux et les choses.
Elle n’utilise pas les deux points, ni les points de suspension. Les points d’interrogation et d’exclamation sont éliminés parce qu’ils sont trop explicites et typographiquement obscènes. Restent le point, la virgule, le point-virgule et (il fallait oser) l’absence de virgules. Le livre idéal ne comporterait qu’une seule phrase. J’espère qu’Erik Orsenna aura lu et pris plaisir à l’Annonce parce qu’elle y célèbre le point-virgule comme il le prône sans y parvenir dans Et si on dansait ?
Une inspiration volcanique longtemps réfrénée
A l’école le maitre répétait que l’Auvergne était le château d’eau de la France. Cette terre est volcanique et le feu dort encore en dessous. Alors forcément, l’écriture est l’épicentre du séisme vital. Mais le jaillissement ne fut pas naturel. Mes lectures ont longtemps empêché mes livres. Je pensais qu’il ne serait pas possible d’écrire après Homère ou Flaubert.
Et puis elle découvre Richard Millet avec la Gloire des Pythre, les Vies minuscules puis la Grande beune de Pierre Michon, Miette de Pierre Bergounioux. Tous ces auteurs sont originaires du massif central, comme elle. Mais il y a une génération entre eux et le monde paysan. Les lire lui a donné l’impulsion à l’automne 1996, le courage de s’atteler à l’écriture.
Les coups de cœur de Marie-Hélène Lafon
Elle lit beaucoup ses contemporains et trouve que nous vivons à cet égard une période faste. Elle recommande Des Hommes de Laurent Mauvignier, un livre qu’elle aurait aimé avoir écrit, Là-haut tout est calme de Gerbrand Bakker, Elle, par bonheur, et toujours nue de Guy Goffette, sans oublier son Verlaine d'ardoise et de pluie, le premier roman d’une femme suisse, Rapport aux bêtes de Noelle Revaz, Autoportrait en vert ou la Sorcière de Marie N’Diaye, l’Herbe de Claude Simon. Elle cite aussi Hélène Lenoir, Annie Saumont, Jeanne Benameur dont les Demeurées sont le premier roman destiné aux adultes et convient qu’elle a eu le travers de croire « les écrivains morts » alors que de toute évidence il y a des œuvres en train de se construire. La sienne par exemple !
Marie-Hélène Lafon a publié chez Buchet-Chastel Le soir du chien en 2001, Liturgie en 2002, Sur la photo en 2003, Mo en 2005, Organes en 2006, Les derniers indiens en 2008 et L'annonce en 2009. La maison Santoire est paru en 2007 aux éditions le bleu autour.
Elle reviendra en banlieue parisienne le samedi 20 février pour rencontrer cette fois les lecteurs de la médiathèque d'Antony (92) à 10 heures 30.