Des écritures des uns et des autres...

Par Daniel Sériot

... quand les uns sont des amateurs et les autres, des professionnels.

(Pour cette réflexion, je me suis appuyée sur des articles de revues datant de plus de six mois...)

La crise identitaire du vin français bâtit, de part et d'autres des deux instances que sont les professionnels et les amateurs, des postes d'observations à l'instar de miradors nantis des plus puissants projecteurs pour débusquer l'erreur, le faillible, bien évidemment l'impardonnable.

A ce jeu-là, les amateurs sont gagnants; hypothèse heuristique selon laquelle ces derniers s'affranchissent, en vertu même de leur statut de non-professionnel, de toute légitimité et responsabilité. Ils s'accordent bien évidemment un droit à l'erreur. Et frappent de leur veto, ce même droit, concernant les professionnels.

Or, la qualité d'existence de l'amateurisme et l'accession effective, certes exceptionnelle et limitée, de quelques élus dans les sphères consacrées du monde du vin, apporte un nouveau regard critique sur les parutions journalistiques. Par sincérité ou par snobisme, les impressions des lectures des revues spécialisées sont de plus en plus souvent décriées. Par effet de mode. Le parangon de l'amateur est celui qui dit "se passer de la telle ou telle revue", "trouver qu'elle devient people"...

Question de survie, il convient alors pour les professionnels de démontrer une technicité et des champs d'investigation pas toujours accessibles aux amateurs.

Les politiques éditoriales annoncent clairement une volonté affichée de réfléchir ou de débattre autour du vin selon:

a) les spécificités des terroirs (RVF, TAST, In Vino Veritas),

b) les modes de culture indigènes ou au contraire implantées par expertises dans le cadre d'analyses de marché pour parler vins étrangers ou mondialisation. (Rubriques Italie, Sud-Afrique de In Vino Veritas, Vu d'Ailleurs de TAST, ...),

c) les pratiques de viti-vinification (Dossier sur la tonnellerie pour ce double N°55 de TAST),

d) ou encore les analyses climatologiques (L'Amateur de Bordeaux).

Carte de presse en main, le journaliste jouit de possibilités de rencontres également, avec les grands ténors du monde professionnel; propriétaires, groupes financiers, célébrités... Il bénéficie aussi d'entrées réservées. Bourgogne d'Aujourd'hui n°88 affiche en couverture la rencontre exclusive avec Sir David Murray, et L'Amateur de Bordeaux celle réalisée avec Alain-Dominique Perrin.

Des écrits redoutables qui devraient normalement assurer un lectorat. Or, le bilan est terne là aussi. Le journalisme vit mal.

Dans l'enquête d'In Vino Veritas, Hervé Lalau écrit : "Nombreux sont ceux qui font ce constat. Rares sont ceux qui vont jusqu'à l'écrire. Pourtant, dans certains cas, le journaliste n'est qu'un faire valoir."

Mais... réellement qu'est-ce que l'amateur?

Le sémantisme de la notion requiert de distinguer l'amateurisme au sens économique ; si pour le journaliste, il est une possibilité pécuniaire de vivre socialement de la pratique exercée, pour l'amateur, il n'est qu'un dilettantisme exercé aux seules fins du plaisir.

Cette gratuité de la pratique, qui se traduit en idéologie de don, est une arme redoutable.

Je l'ai expliqué plus haut. Il est accepté dans l'épreuve de l'autodidaxie les ratés, les erreurs, les lacunes autrement plus vilipendés, diffamés chez le professionnel.

Inversement, il est convenu, -par définition différentielle -, que le moindre écrit de valeur de l'amateur suscite pléthore d'éloges, jamais accordés hélas à l'écrit journalistique.

D'où vient que globalement la profession subit dépréciation? déni?

D'abord, d'une volonté affichée de médire toute forme d'écrits rémunératoires comme si la qualité ne se jugeait qu'au regard de l'autonomie, comme si toute entreprise mercantile phagocytait toute authenticité. Cette idée a la vie dure; il est des forums qui rejettent un certain discours des contributeurs cavistes.

Ensuite, du principe même du fonctionnement de la caste des amateurs, au sein de laquelle il est un instinct de domination.

J'explique.

Écrire en amateur sur le vin offre pour beaucoup la possibilité de mettre à distance une fatalité sociale et d'amorcer une reconquête de soi. Ainsi est-il certains forums, blogs qui participent de cet univers de consolation, dès lors doté d'une hiérarchie et traversé par des luttes de concurrence.

Quel coup de grâce, quelle victoire pour l'amateur de croire qu'il peut se passer de toute presse spécialisée au nom d'erreurs décelées qu'il brandit tel un trophée!

Belle consécration pour le profane!

Qu'à cela ne tienne! Les journalistes eux-mêmes savent et reconnaissent les limites de l'exercice. Il n'est en réalité dans le processus d'écriture que prudence.

La RVF dispose d'un comité de dégustation (composé de douze membres, sauf erreur...) et dans certains numéros, les conditions de dégustations sont explicitées.

Le GJE participe du même principe pour défier les lois mathématiques en terme de probabilités et de marges d'erreurs réduites (la fameuse somme de subjectivités...)

Plus rarement, le professionnel observe des usages de réserve par une énonciation subjective : emploi du "je" dans TAST (p.22 du N°55, M. Bettane écrit : "Ce n'est quand même pas mon préféré") et dans In Vino Veritas (p.19 du N°137, B. Arnould écrit : "J'ai aimé la fraîcheur minérale de son assemblage")...

En réalité, je crois qu'il convient de dépasser cette stérile dichotomie amateur/professionnel.

A trop s'isoler dans une catégorie, on en vient à occulter un continuum d'analyses et d'expertises successivement et graduellement placées sur des échelles de valeurs pourtant interdépendantes.

L'amateur et le journaliste participent à des écritures non irréductibles l'une à l'autre mais devant être mutualisées.

Diverses raisons impérieuses.

La première... glissons dans le plus banal truisme et ne nous y attardons pas. L'amateur ne se définit que s'il y a présence du professionnel! L'amateur s'insère dans une structure institutionnelle qui se greffe nécessairement sur le grand circuit du monde professionnel. Là où la profession n'existe pas, l'amateurisme n'a pas de viabilité!

La seconde parce que l'expressivité (l'écriture formellement) s'élabore selon un principe d'imitation. Cette imitation correspond ni plus ni moins à une harmonisation des pratiques.

Enfin, pour la dernière raison possible (et il en ait d'autres! ), parce que si l'œil affûté de l'amateur peut déceler la faille, l'inverse n'en est pas moins vrai. Le journaliste peut repérer l'écriture passionnée d'un connaisseur parfaitement désintéressé. Il fait la part des choses entre une multitude improductive de notes qui signalent plus une visée de performance par souci de soi, et, une réelle abnégation passionnelle qui produit écrits de qualité.

Exactement comme une langue, produit vivant qui se voit modifié au cours des siècles phonétiquement et sémantiquement par la force d'un parler de masse avant d'être validé par des grammairiens, philologues ou académiciens, les tendances, les goûts des amateurs sont toujours des supports, de la matière pour le professionnel. Un terreau de questions, un vivier fertile d'expertises... qu'il est toujours agréable de lire dans cette presse spécialisée.

Il est nombreuses revues que je n'ai pas citées (Le Rouge et le Blanc, Terre de vins...). Mon analyse vaut pour elles également.

Je signale que Bourgogne Aujourd'hui propose des comptes-rendus de dégustations élaborés par autant de professionnels que de passionnés.

Et je cite Jean d'Ormesson, dans C'était bien. "Nous n'avons plus de héros, nous n'avons plus de maîtres. Nous avons remplacé la surprise par la fatigue et l'admiration par le ricanement."

Isabelle